— parGilles GAUVIN, Docteur en histoire contemporaine—
En 1925, le gouverneur Merwart créait un blason pour La Réunion qui, jusqu’au début des années 1980, figurait sur des ouvrages, des cartes postales ou était même utilisé comme fanion par certains clubs sportifs. Il était surmonté de la devise de la Compagnie des Indes, à qui la mise en valeur économique de l’île avait été octroyée par le roi de France : « Je fleurirai partout où je serai portée ». Phrase magnifique par son sens, si l’on songe à la symbolique qu’elle peut constituer aujourd’hui pour toute la communauté réunionnaise disséminée sur la planète, mais phrase terrible lorsqu’on sait à quoi fut associée cette Compagnie qui participa à une mondialisation économique écrasant les individus, esclaves ou colons, pour des objectifs guidés par l’intérêt d’une exploitation commerciale au profit de quelques-uns. Et pourtant cette phrase fait partie de l’histoire de la construction de l’identité réunionnaise. Dans Marianne, à la fois symbole de la République et figure du marronnage, Davy Sicard a magnifiquement chanté ce double visage de notre histoire qu’il nous faut assumer et à partir duquel nous pouvons sans peur nous ouvrir au monde.
En 1975, Guy Pignolet élaborait un drapeau – Lo Mavéli – qu’aujourd’hui des sportifs brandissent parfois, généralement lors de compétitions hors département. Il est aussi utilisé comme visuel par le Sakifo, festival de musique, devenu, comme l’épreuve du Grand Raid, un élément qui participe de l’identité locale. En 2010, la Monnaie de Paris l’intégrait sur une pièce de collection de 10 Euros. Néanmoins, on ne peut pas dire que la population se soit encore véritablement emparée de ce symbole. Sans doute d’ailleurs parce qu’aucune collectivité locale ne l’a fait sien. Sans doute également parce que l’opposition politique violente entre départementalistes et autonomistes des années 1960 aux années 1980 a figé tout débat sur le sujet. L’importance prise dans les dernières décennies par l’Europe des régions semble maintenant avoir amené une nouvelle donne.
Derrière les couleurs et les symboles il y a cependant un sens. Un drapeau, qu’il soit national ou régional, porte avec lui une histoire partagée d’idéaux, de luttes, de souffrances ainsi qu’une volonté commune de vivre ensemble. Que signifie brandir un drapeau en ce début de XXIe siècle ? Ce geste ne serait-il cantonné aujourd’hui qu’aux épreuves sportives et aux pays en guerre civile ? Est-ce finalement un geste aussi anodin que celui d’afficher le logo de sa région de cœur sur la plaque d’immatriculation de sa voiture ? Le geste, de simple expression d’un attachement à ce qui était appelé au XIXe siècle la « petite patrie », peut-il devenir revendication politique ? Bien sûr, et alors ? Serait-on tenté de dire. Ne vivons-nous pas en démocratie ?
A chacun sa mémoire : tandis que la Région conduite par Paul Vergès faisait reconnaître l’importance du maloya pour la diversité culturelle mondiale, la liste conduite par Didier Robert fêtait sa victoire sur l’ancienne majorité dans l’hôtel de Région au rythme des Pat’jaune… A chaque camp politique sa musique ? Celle liée aux esclaves contre celle liée aux Petits Blancs ? Ce sont pourtant deux des composantes de ce « vivre ensemble » qu’avait perçu le jeune Baudelaire lors de son passage dans l’île en 1841, avant même l’abolition de l’esclavage. Avec la régionalisation La Réunion a cherché, comme toutes les régions de France à affirmer sa singularité culturelle. Mais comment parvenir à montrer une identité plurielle ? Difficile, pour ne pas dire impossible de personnaliser La Réunion sur une affiche à travers un seul visage. Dès lors on se rabat sur la grande diversité et la beauté des paysages qui font notre île, en oubliant parfois que l’histoire de ce territoire est celle qui unit un bout de terre exigu, vierge à l’origine, sans autres ressources naturelles que le soleil, l’eau, la faune et la flore, à une communauté d’hommes venus d’horizons divers dans un contexte de colonisation et d’esclavage créé ex-nihilo par l’Etat français.
Qui sont à l’origine les habitants de La Réunion ? Des exilés, des aventuriers, des hommes fuyant les contraintes de la société d’Ancien Régime européenne, des femmes mises au ban de la société, des forbans repentis, des esclaves déportés, des travailleurs poussés par la misère ou par la guerre à quitter leurs pays. Un équilibre et une dynamique sont nés de la violence de cet amalgame pour donner une société originale, peut-être unique au monde, à la fois une et multiple. Notre calendrier insulaire est marqué de fêtes et célébrations soulignant la singularité de chacune des communautés qui constitue notre société. Le danger n’est-il pas alors de mettre en valeur ce qui nous différencie et d’oublier ce qui fait notre unité ? C’est là tout le défi que doit relever la République aujourd’hui : permettre l’expression de la richesse liée à la diversité dans le cadre d’une unité garantissant les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.
Il ne peut y avoir de vie sociale sans mémoire(s), mais la réconciliation des communautés nationales qui ont toutes été déchirées par des conflits fratricides ou par des guerres entre Etats, nécessite un recours à l’analyse de l’histoire. L’histoire cherche en effet à démêler l’écheveau des mémoires, à dépassionner ; elle donne des clés de lecture mais elle ne rend pas la justice que réclament souvent les démarches mémorielles. Les Grecs avaient déjà formalisé dans l’Antiquité les liens de filiation et les différences entre ces deux concepts en expliquant que Clio, Muse de l’histoire, était une des filles de Mnémosyne, déesse de la mémoire, qui passe pour avoir inventé les mots et le langage.
La démarche artistique de Patrick Singaïny unissant les couleurs d’un drapeau réunionnais à celles du drapeau tricolore vient s’inscrire dans un quartier –dont elle bouscule le paysage visuel, dans une ville et par-delà dans un territoire insulaire situé à plus de 9 000 kilomètres de l’Etat auquel il appartient depuis les origines de son peuplement. Supportée par un phare, cette œuvre se donne à voir au monde. Elle pose des questions et interroge, peut-être même dérangera-t-elle sur la forme, ou sur le fond. Prévue pour être pérenne, elle traduit cependant le questionnement d’une époque et s’inscrit de ce fait dans l’histoire de l’identité réunionnaise. Son mérite est de proposer un débat. A chacun de s’en saisir en gardant à l’esprit la nécessité d’un « devoir d’histoire » et non de ce que les institutions de la République elles-mêmes appellent le « devoir de mémoire » lorsque l’on veut réussir à assumer le passé pour aller de l’avant.