— par Janine Bailly —
C’est un samedi soir peu ordinaire sur la terre. À l’extérieur, le Carnaval se déploie. Dans la nuit foyalaise, la « Bet a fé » déroule ses anneaux, et ses luminescences font surgir de l’obscurité les lisières de la Savane. Il nous faut donc louvoyer, un œil sur les groupes chamarrés qui se déchaînent au rythme endiablé des percussions, l’autre sur les aiguilles de la montre, pour être sûrs de rejoindre à temps la scène de Tropiques-Atrium. Car là, à l’intérieur nous attendent d’autres lumières, d’autres chants, d’autres danses, et les mots de ces femmes-feu, femmes-filles, femmes-volcans qui laissent couler une parole libérée, brûlante de sincérité et d’énergie vitale.
Ahmed Madani a choisi, pour nommer l’œuvre, d’inscrire entre parenthèses le « L » de « F(l)ammes », cette lettre signifiant, dit-il, le pronom « elles » autant que le nom « ailes ». Puisqu’aussi bien celles qui, jusqu’alors étaient enfermées dans les territoires de quartiers dits sensibles, celles qui étaient victimes d’une double discrimination, en tant que femmes et comme descendantes de parents immigrés, celles-ci donc vont prendre leur envol, refusant le carcan des préjugés et des coutumes si elles s’avèrent nuisibles, décidant de tracer leur propre destin, rejetant l’idée d’une quelconque prédestination, qui serait inéluctable et funeste. Accepter de relever le défi que leur proposait Ahmed Madani n’était peut-être que le premier pas vers un futur autre, un acte de courage qui les a conduites sur scène, et les mènera jusqu’au festival d’Avignon, elles qui n’étant pas comédiennes ont pourtant su se dire, se confier, se dévoiler avec force et sincérité, mais sans impudeur aucune !
Après avoir dirigé à Saint-Denis de la Réunion le Centre Dramatique de l’Océan Indien, Ahmed Madani est revenu, en Île-de-France, sur ces territoires suburbains dont il a une grande connaissance, au plus près d’une population à fort brassage culturel, pour y bâtir des propositions singulières, qui questionnent le fonctionnement d’une société par trop ingrate et inégalitaire. L’écriture est née d’une connivence entre l’écrivain-metteur en scène et les dix femmes volontaires, ces dernières devant satisfaire aux critères posés pour les auditions : avoir des parents qui ont connu l’exil, vivre dans un quartier péri-urbain, avoir entre 18 et 28 ans, être disponible pour plusieurs années et avoir une certaine autonomie. Ahmed leur a dit : « Parlez-moi de vous et montrez-moi qui vous êtes. ». Alors, elles ont parlé, il ne savait rien d’elles, il les a écoutées, il a écrit des textes qui prennent en compte leur sensibilité et leur pudeur, des textes qu’ensemble ils ont ensuite amendés, et qui transcendent les cas particuliers pour atteindre à une vérité plus générale, car être quelque part censurées est encore le sort trop souvent fait aux femmes, qu’elles soient Françaises de souche, Gauloises des banlieues, ou Françaises nées de l’immigration.
Ce spectacle « F(l)ammes », qu’il et qu’elles nous offrent, est certes porteur d’un engagement politique — il faut sortir de l’ombre ceux que l’on a oubliés, marginalisés, exclus — mais c’est bien aussi une véritable création poétique, une œuvre originale à la dramaturgie construite, à la scénographie élégante et efficace. Sur l’écran les vagues sont tantôt de la mer, tantôt de la forêt sauvage d’où l’on vient, tantôt des longues chevelures sombres et profondes. Chevelures qui dotées de sensualité et de vie propre se déploient, ondulent, s’enroulent et se déroulent au gré des mouvements. Chevelures métaphore de la diversité, en longues nattes, en absence sur un crâne rasé, en boucles ou raideurs, immobiles ou dansantes, et parfois même cachées sous un voile qu’on ne quittera pas. Diversité des origines, des voix qui, chaleureuses, racontent ou chantent cristallines — de Piaf « La Vie en Rose » —, diversité des histoires dont nous est faite la confidence, diversité enfin des sentiments engendrés quand avec elles nous irons du rire aux larmes.
Chacune, au sortir de la parenthèse, aura son monologue, au devant de la scène, alors que ses comparses occuperont progressivement les chaises disposées en fond. Évitant l’écueil de la litanie, des moments de jeu communs viendront rompre l’échange tissé individuellement avec le public. Pourtant, par delà leurs différences, ce qui les unit est cette volonté d’être au monde, acceptées, visibles et inviolées, ce désir de ne plus être jugées au regard des autres, qu’ils soient inconnus ou membres de leur propre famille. Et si elles ne renient ni leurs racines ni leur histoire, elles se revendiquent citoyennes du pays où elles vivent, refusant de subir la tyrannie du plus fort et de porter encore tout le poids des malheurs passés.
« F(l)ammes » fait partie d’une trilogie, commencée avec « Illuminations », et dont le troisième opus en cours de conception porte le titre provisoire de « Les garçons et les Filles ». Nul doute qu’impatiemment nous allons en guetter le surgissement !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 20 février 2017
Photos Paul Chéneau