« Fin de partie » de Samuel Beckett . Mise en scène de Alain Timar.

Fin de partie*... l'auto-analyse continue

— Par Roland Sabra —

1934, Samuel Beckett entame à la Tavistok Clinic de Londres, une analyse avec Wilfed Ruprecht Bion qui deviendra célèbre un peu plus tard pour son travail sur les petits groupes. L’année suivante Beckett déserte le divan et décide de poursuivre son analyse à travers ses œuvres dont l’adresse sera dés lors la place vide du fauteuil, éludant par là-même le travail d’interprétation réducteur, forcément réducteur.  « Je n’ai rien à dire, mais je veux simplement dire jusqu’à quel point je n’ai rien à dire » déclare Beckett à Roger Blin. Telle est la thèse alléchante et brillamment soutenue par Didier Anzieu dans son « Beckett ». Et en effet, dans les textes de Beckett, «  ça » parle, le « ça » cause. Bien avant Lacan, Beckett avait posé que l’homme est « être de langage » et qu’il naît dans un monde ou préexiste « lalangue » (en un seul mot). Avant même de naître nous sommes déjà nommés, prisonniers que nous sommes des réseaux langagiers qui nous déterminent. Les personnages de Beckett donnent cette impression de réciter des mots sans vraiment les habiter, provoquant une élision du sujet de la langue, car ces mots sont des étrangers, ce sont les mots des autres, ils vont, ils viennent, font leur chemin, s’autonomisent et reviennent contempler indifférents, les dégâts ainsi causés. Les mots se servent des hommes pour se dire comme le torrent se sert des roches pour frayer son chemin. Sous le déluge des mots se cache le désert de l’être. Il n’y a pas d’issue. Dans « Fin de Partie » un personnage déclare «Vous êtes sur terre, c’est sans remède» La langue de Beckett se subvertit elle-même en questions, en interrogations, en négation de négation, en silences entrecoupés de cris, discours qui s’ingénie à se détruire pour que ne reste que l’essentiel, l’absence de sens, le vide de la vie. Les discours s’entrecroisent, se détricotent, s’effilochent, et se tissent au fil des mots qui les construisent utilisant les supports humains qui sont là et qui déjà ne sont plus. L’architecte est innommable, pas même Dieu : « Le salaud! Il n’existe pas! »

Dans « Fin de partie » Hamm aveugle et paralytique, du haut d’un fauteuil s’occupe à tyranniser son entourage, ses géniteurs dont les corps émergent à peine de l’environnement dans lequel ils vivent, une multitude de sacs de déchets. Son fils adoptif Clov son principal souffre-douleur est atteint d’une malformation qui l’empêche de s’asseoir. Chez Beckett, ravage de son éducation religieuse, on est mal dans son corps, lequel ne mérite que haine et mépris. Cette enveloppe charnelle avec ses purulences, ses menstrues, qui pisse, qui chie, qui éjacule, dans sa constante décomposition annonce chaque jour davantage le cadavre de demain, comme le dit Hamm <« toute la maison pue le cadavre ».  La mort n’est même pas une issue « Mourir un jour ? Non, pour mourir il faudrait avoir vécu ».

Alain Timar qui signe la mise en scène et la scénographie de cette « Fin de partie » est en passe de devenir pièce après pièce le spécialiste de Beckett et surtout un grand monsieur du théâtre. Il a su éviter le piège d’une présentation statique en accélérant le rythme du texte tout en le respectant à la lettre. Il fait des choix d’une grande radicalité, il a de belles trouvailles comme celle de jucher le fauteuil de Hamm sur un caddie de supermarché. Le rigoureux travail qu’il a demandé à ses comédiens, notamment à Roland Pichaud dans le rôle de Clov, dynamise la représentation. Un soin tout particulier a été accordé à la diction. Clov si peu sûr de lui, –mais comment pourrait-on l’être dans l’univers beckettien ?–, butte sur certains mots à la limite du bégaiement comme s’il fallait s’y rependre à deux fois pour dire l’absurdité du monde. Le débit haché, tout à coup accélère pressé par l’urgence de dire et se tarit dans l’instant qui suit devant l’inanité du sens. Le spectacle est vif, alerte, toujours prenant et se garde bien de verser dans la caricature ou dans l’excès, du coup la fidélité à l’humour et au désespoir, cette forme supérieure de la critique chez Beckett est pleine et entière.

La scénographie originale, celle d’Avignon 2005 n’a pas traversé l’Atlantique, des éléments du décor sont demeurés là-bas au loin. On peut le regretter car ils étaient parties intégrantes du travail de lecture d’Alain Timar, en soulignant l’enferment, sans fin du verbe. Ne reste qu’ une image déroulant l’infini rouleau des vagues de la mer sur la totalité du fond de la scène. A la fin du spectacle entre ciel et eau, Clov se regardera partir, comme Charlot vers on ne sait quel autre enfer de l’être condamné à ressasser à l’infini des jours, parce que comme le dit Hamm « les vieilles questions, les vieilles réponses, y’a que ça ! »

Alain Timar en nous offrant le meilleur spectacle de la saison du CMAC-Atrium nous donne envie de (re)lire Beckett.


Fin de partie, de Samuel Beckett, Création 2005

Mise en scène et scénographie : Alain Timar
Avec : Paul Camus, Michèle Laforest, Ivo Palec et Roland Pichaud
Son, lumière et image : Hughes Le Chevrel
Costumes : Anna Chaulet

Salle Frantz Fanon les 07 avril ; 08 avril ; 11 avril ; 12 avril 2006

* « Fin de partie » est publié en créole (tounen kréyol) par MONCHOACHI sous le titre « Jé -A Bout » aux éditions « New Legend » Il est disponible dans la bonne « Librairie de l’étudiant » 64 avenue des Caraïbes Fort-de France. En face de la Savanne