— par Janine Bailly —
Pour dire ce à quoi nous a conviés ce vendredi soir, à la Station Culturelle de la Coursive rue Lamartine, la performeuse Alicja Korek, les mots me viennent à manquer tant sont grandes les émotions engendrées, et je me sens sidérée, au sens où l’inattendu de la proposition me cloue sur place et me prive de parole, et je deviens comme un phonème qui irait s’amuissant.
Pour parler de la performance Chrysalide(s), je dirai néanmoins subversion des codes et des tabous, exorcisme intime, courageuse et digne mise à nu des blessures et des failles. Mais aussi miroir auquel nous retrouver, interpellation de nous qui sommes là, assis tranquillement à regarder et à nous croire à l’extérieur de ce qui se joue ici et maintenant, représentation éphémère destinée à n’être qu’une fois, devant un cercle restreint, et de ce privilège nous nous devons d’être conscients ! À chaque étape de ce que je nommerais volontiers « cérémonie », nous serons appelés à participer, sollicités par le geste d’Alicja qui supplée à la parole car de sa bouche, pas un mot ne sortira.
D’abord elle n’est qu’une femme comme endormie au creux d’une baignoire, longuement, tandis que sur les murs commence la projection continue de coqs filmés dans un pitt — elle en remercie le réalisateur Jean-Pierre Hautecœur — et quand elle se lèvera tantôt les images se dessineront sur son corps, tantôt sa silhouette s’inscrira sur le mur-écran, symbolisation d’un combat à mener ? Debout, elle entame un chemin circulaire autour de la baignoire, de plus en plus rapide et bientôt frappant les murs de la salle. S’arrête face à nous, agenouillée commence, armée de ciseaux menaçants, à découper sa longue robe de dentelle blanche, et sur son visage nulle expression autre que celle d’une détermination, d’une résolution sans faille. Se relève et requiert notre aide jusqu’à ce que tombe à ses pieds parmi les lambeaux le reste de son vêtement — première chrysalide imposée mais rejetée. Et seul demeure le tissu de la peau, seule la perfection d’un corps dénudé, hiératique, et le cri à la Edvard Munch, bouche ouverte dont nul son ne s’échappe, le cri émanant d’une autre femme-sœur assise au sein du public.
Il s’agira ensuite de se reconstruire, de se tisser d’autres chrysalides « nymphes entre larve et imago », étapes vers soi-même, métamorphoses nécessaires pour trouver sa vérité. Il y aura le chocolat liquide, versé dans la baignoire et dont Alicja s’enduira avec soin, ne laissant plus rien paraître du clair de son corps, en caressant plus particulièrement le ventre de gestes ronds. Il y aura les cheveux, dons de femmes aux quatre coins de ce monde qu’Alicja aime parcourir, « en nomade », offrandes de femmes connues ou inconnues, qu’elle fera adhérer à l’épaisse pellicule de chocolat et que nous serons invités à compléter d’une mèche prise à notre propre chevelure, et ce que nous soyons homme ou femme ! Et puis ainsi enclose, elle sortira dans la rue, donnera quelques accolades généreuses et fort bien comprises, dira quelques mots gorgés d’émotions avant de disparaître.
En réponse à ma curiosité, Alicja me dira simplement avoir là mis en jeu, raconté « une histoire personnelle », puisée au plus fort de son intimité et dont bien sûr je ne possède pas les clés, mais que je pressens histoire liée à son sexe, histoire universelle de nous autres femmes, histoire de notre façon d’être au monde et sans doute aussi de nos rapports aux hommes. Une sorte de plaidoyer en faveur du corps et de notre droit à en disposer, conquérantes, comme bon nous semble, sans exhibitionnisme ni fausse pudeur. Comment ne pas penser ici à la révolte des « Femen » et à la façon audacieuse dont elles l’expriment ? Et comment taire la beauté plastique jointe à l’intelligence et à la nouveauté de la proposition d’Alicja Korek ?
Fort-de-France, le 9 novembre 2019