De l’intimité dans le couple à la violence dans la société
– Par Janine Bailly –
D’Edward Albee, le metteur en scène portugais Jorge Silva a choisi de nous donner, non pas la pièce la plus connue du dramaturge américain, disparu en 2016, « Who’s Afraid of Virginia Woolf ? » / « Qui a peur de Virginia Wolf », mais le diptyque « At Home at the Zoo », traduit en portugais par « Em casa, no zoo », en français par « La maison, le zoo ». Une pièce à trois personnages qui, nous faisant entrer dans l’intimité du couple, fustige en fait la société américaine tout entière, telle que Edward Albee a pu la connaître dans la seconde partie du vingtième siècle. Mais au-delà encore, c’est de notre nature humaine, de la sauvagerie qui en chacun de nous s’enkyste et perdure, qu’il sera ici question. « At Home at the Zoo » a en commun avec « Who’s Afraid of Virginia Woolf ? » de ne pas nous épargner cette cruauté qui trop souvent régit les relations humaines, surtout quand une société se fonde sur des inégalités qui divisent. Cruauté insidieuse qui ne dit pas son nom, cruauté des mots dits, cruauté des non-dits, cruauté des gestes enfin, et jusqu’à la plus grande des violences physiques.
À Almada, le choix du lieu de la représentation est particulièrement judicieux, car adapté à la pièce jouée : grande scène avec machinerie pour Shakespeare, scène plus réduite pour Edward Albee : pas de distance mise entre les spectateurs et les acteurs, l’absence de plateau surélevé offrant une proximité, presque une intimité avec les personnages.
Nous voici donc “invités” à entrer au salon où Monsieur (Peter) éditeur de profession, assis au canapé lit et annote un manuscrit qu’il dit être ennuyeux et demander beaucoup de concentration. Madame (Anne) belle bourgeoise apprêtée, plus affectée que naturelle quand bien même elle dit être en train de cuisiner, Madame après avoir glissé entre eux maint grief insidieux, le sollicite jusqu’à ce qu’il cède, lui réitérant son désir d’une conversation, d’un échange. Alors peu à peu tombent le vernis et les masques, et le sujet se resserre autour du sexe. Elle, dans un langage plus cru et sans pudeur, entre rires et mimiques outrées, livre ses frustrations, son envie, son besoin de réveiller la sensualité endormie de son époux, ses fantasmes de rapports virils, qu’on pourrait aller jusqu’à qualifier de bestiaux. Lui finira par prendre son livre, son vêtement, et sortir s’asseoir sur un banc de Central Park.
Nous voici pour le deuxième acte en compagnie de Peter, venu trouver la paix hors du logis, une paix vite troublée par l’intrusion d’un troisième personnage, Jerry, larron déluré, silhouette “jeans-baskets-sweat à capuche” de mauvais garçon, mais homme libre, sans attaches apparentes, et qui déclare revenir du zoo. Son énergie, la logorrhée dans laquelle il se dit, multipliant les anecdotes de sa propre vie, interrogeant l’autre sur ce qu’il est et sur ce qu’il vit, évoquant à son tour d’autres relations sexuelles, font offense à la placidité, voire à la veulerie de Peter. L’un et l’autre comédien illustrent à la perfection cette opposition, l’un tristement effacé et soumis, l’autre qui s’imposera questionneur puis agressif meneur de jeu, sans laisser à Peter la possibilité d’une vraie réplique… jeu cruel, déroulé entre ces deux figures emblématiques de deux classes sociales, dont Jerry dessinera, de ses bras ouverts dans l’air, la frontière. Et ce que l’épouse a engendré puisqu’aussi bien elle a, poussant Peter dans les confidences, fait resurgir le souvenir enfoui d’une fête étudiante où il participa dans sa jeunesse à un échange sexuel brutal, maintenant monte à son paroxysme : la bête n’est pas qu’enfermée au zoo, la bête, c’est chacun de nous, enfermés aussi dans les cages de nos appartements, et ne nous libérant que dans la violence. Ce que Peter ne sait pas faire devant Anne, se révolter, il le fait comme le ferait un animal, pour défendre son dérisoire territoire, le banc que Jerry lui dispute… et la querelle ne saurait avoir qu’une issue fatale, la mort de Jerry, assassinat ou suicide, l’ambiguïté du geste demeure… et, l’acte accompli, Peter prendra, sur l’injonction même de sa victime, la fuite hors du parc !
La scénographie illustre le propos : deux univers, le premier côté jardin, espace de l’appartement ouvert vers le public et délimité en arrière-plan par une baie en rectangle, fermée ; le second, côté cour, et derrière le banc qui succède au canapé, la même construction retournée en fenêtre close de barreaux ; liant les deux espaces, une « pelouse » verte, autant symbole de nature civilisée que d’espace sauvage…
Une pièce microcosme de la société, un moment fort de théâtre, porté par trois comédiens investis et convaincants, Patricia André, Simon Frankel, et Duarte Grilo à l’étonnante performance, pour lequel, confondant l’acteur et le personnage, et pressentant sa fin tragique, j’ai vibré et tremblé !
J.B. Almada, le 10 juillet 2022
Photos : JOSÉ FRADE