De Stéphano Massini
MES : Vincent Franchi
— Par Michèle Bigot —
La compagnie Souricière, créée en 2008 avec la vocation de défendre un théâtre de texte, s’est lancée avec Marat-sade de Peter Weiss en 2009. Après l’avoir présentée en octobre 2014 au théâtre de Lenche à Marseille, elle nous propose aujourd’hui, au théâtre du Balcon, dans le cadre du off du Festival d’Avignon, Femme non-rééducable, une pièce de Stéphano Massini.
Cette pièce a été jouée naguère dans une mise en scène d’Arnaud Meunier , avec Anne Alvaro dans le rôle d’Anna. Dans cette nouvelle mouture, mise en scène par Vincent Franchi, elle est magistralement interprétée par la comédienne Maud Narboni, endossant avec ferveur le rôle d’Anna Politkovskaïa, et son comparse Amine Adjina, qui lui donne la réplique dans tous les autres rôles.
Proche du théâtre documentaire dont elle hérite la structure fragmentaire, la pièce n’en reste pas moins une véritable tragédie dans sa composition, son intensité dramatique et la force de son héroïne, qui rejoint les grandes figures de la tragédie grecque, les grandes sacrifiées au pouvoir d’Etat : en voyant la passion de la vérité qui l’anime on pense à Antigone ; le sacrifice de soi évoque Alceste. Nouvelle Cassandre, nul ne veut entendre sa parole. Comme dans la tragédie grecque, son destin est scellé depuis le début du drame. Tous les spectateurs savent qu’Anna Politkovskaïa a été retrouvée morte dans la cage d’escalier de son immeuble le 7 octobre 2006, après avoir été victime d’une tentative d’empoisonnement, et reçu quotidiennement des menaces d’assassinat. Comme les héroïnes grecques, elle incarne la force de la résistance, étant la seule à s’opposer vaillamment à la barbarie d’Etat, en l’occurrence un Etat major russe pratiquant l’assassinat et la torture à grande échelle en Tchétchénie.
Le dispositif sur lequel repose l’écriture dramatique est celui de la boîte noire, figurant la mémoire d’Anna. Celle-ci se souvient des événements qui ont marqué la dernière année de sa vie : témoin de premier ordre, elle décrit minutieusement ce qu’elle a vu en Tchétchénie. Le témoignage est parfaitement théâtralisé : ainsi l’ensemble des souvenirs se distribue en autant de tableaux, dont chacun soit décrit le pays et les hommes, soit relate un attentat, soit encore représente une scène dialoguée. Le témoignage vécu, reposant sur des visions (une tête suspendue à un crochet qui verse le sang goutte à goutte) ou sur l’énumération des objets surnageant de l’attentat, ou encore le rappel des dialogues emprunts de folie (les aveux naïfs et épouvantables de Sacha), tout cela fait dresser les cheveux sur la tête. Le réalisme de ce témoignage est sidérant. Le choix du détail valide l’ensemble du récit. L’épisode du « fagot humain » raconté par un Sacha avec une fausse candeur rend parfaitement compte de l’état d’esprit des soldats russes ; « On entre dans un village , on prend six personnes, on les lie avec une corde. Puis on fout une grenade dans le tas ; et on fait sauter. Boom. Excusez-moi, vous n’auriez pas une cigarette ? »
Le dialogue d’Anna avec un gradé fournit un échantillon du cynisme ordinaire des officiers. La mention que fait Anna de la formule de salut des Tchéchènes (« la liberté soit avec toi ») exemplarise la passion farouche de l’indépendance qui anime ce peuple jusque dans les expressions de sa langue. Autant de points forts dans un récit qui restitue la drame en quelques tableaux bien choisis.
Dans sa sobriété, la scénographie appuie le témoignage : l’image vidéo dramatise par insert l’expression du visage d’Anna ou sert l’histoire en rappelant quelques dates jalons. Elle peut aussi donner à voir en gros plan le visage de Kadirov, tandis que le récit retrace sa monstrueuse ascension. Entourant le récit, elle en fournit également les cadres : le prologue illustre le titre par une citation de Sourkov, tirée d’une feuille de route adressée au bureau politique en 2006 : Les ennemis de l’Etat se divisent en deux catégories : ceux que l’on peut ramener à la raison et les incorrigibles. Avec ces derniers il n’est pas possible de dialoguer. Il est nécessaire que l’Etat s’emploie à éradiquer de son territoire ces sujets non-rééducables.
L’épilogue raconte en quelques lignes l’assassinat d’Anna, sujet « éradiqué », et apporte la touche finale à l’horreur en rapportant la réponse d’un responsable politique éminent, à qui on demande ce qu’il pense de la mort d’Anna : « Anna Politkovskaïa ? Jamais entendu parler. » . Aucun des commanditaires n’a été condamné à ce jour, ni même identifié.
Michèle Bigot, CIEREC, AICT, section Caraïbes