— Par Serge Letchimy, président du Conseil exécutif de la Collectivité Territoriale de Martinique —
Monsieur le Préfet, L’instinct de liberté que m’offre ma langue, la langue créole, nourrit toutes les puissances de ma personnalité, affermit ma capacité à être au monde et fortifie, solidifie ma construction en tant qu’être.
Me contraindre à l’oublier, à l’ignorer ou même à la minorer, c’est mésestimer ce qu’il y a de plus précieux en moi, mon identité.
Souhaiter m’imposer de l’ensevelir, c’est me presser de m’ignorer moi-même dans le saignement de la part universelle de mon droit à l’existence, celle que j’hérite de mes souffrances et des beautés immédiates de ma personnalité, nées d’une résilience aux épreuves de la vie et de l’histoire qui m’ont été infligées.
À tout jamais pour moi et pour nous, la langue créole, cet impensé pour certains, « nous dessine, nous définit, nous attache à un lieu et à un moment, petitement ou largement circonscrit ».
Cette volonté de juguler ma langue, par une assimilation mécanique et un traitement inéquitable, n’est assimilable, à mes yeux, qu’à un reniement du traitement de la cause humaine contraire à l’esprit de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui inscrivait, dans le marbre autant que chez les individus, le caractère inaliénable et indissociable de la liberté et des droits de l’Homme.
Accepter un tel acte d’interdiction serait bafouer un droit aussi naturel qu’est la reconnaissance de la langue matricielle, le créole, qui sustente mon identité.
Ce serait une erreur extrêmement grave de ne pas tenir compte de ce besoin de reconnaissance des valeurs essentielles liées à l’organisation de la vie d’un peuple.
Ce serait rajouter aux erreurs historiques commises lors de l’abolition et de la décolonisation dont le caractère inabouti a suscité un malaise durable et conflictuel animé par des rancœurs, encore aujourd’hui bien vivaces.
Je reconnais apprécier le choix adroit de vos mots dans cette explication administrative et pédagogique du cadre en vigueur, en cohérence avec votre rôle de représentant de l’État français, fonctions régaliennes que vous incarnez avec honneur. Malheureusement, ce même État, en refusant l’altérité, installe la Martinique dans le néolithique de la responsabilité.
Vous ne trahissez donc pas la République et je salue l’élégance de votre posture.
Cependant, l’élégance de vos mots ne peut effacer mes maux, ne peut atténuer ce sentiment d’écrasement, qui me conduisent à vous exprimer mon refus de procéder, comme vous me le demandez, au retrait de l’article 1er de la délibération, adoptée à l’unanimité par l’Assemblée de Martinique le 25 mai 2023, qui a reconnu la langue créole comme langue officielle de la Martinique, au même titre que le français.
Pour mon pays et pour la postérité, je refuse d’exécuter cette injonction. Je nous sais d’ores et déjà condamnés par les institutions judiciaires qui ne reconnaitront pas la légitimité de ce combat. Pourtant c’est avec dignité, que j’assumerai cette condamnation.
Ce refus est un acte de marron-nage, une déclaration de dissidence dans le débat contemporain mais historique que nous ouvrons entre droits naturels imprescriptibles et droit à l’égalité.
C’est en fait le seul et unique débat : doit-on s’ignorer, s’effacer, jouir de l’artificialité de l’égalité, et se taire dans une république qui ne réussit pas à conjuguer diversité et unité ? Entre vivre aliéné ou mourir judiciairement, mon choix est rapidement fait.
Opposer le français au créole est une laborieuse posture fabriquée entre liberté et égalité. C’est une position désuète qui enferme au lieu de fraterniser dans l’unité de la République.
La liberté est un droit. L’égalité ne peut en aucune manière être l’emprisonnement de son corollaire, le droit à l’émancipation. La nature relie les hommes. La langue est en soi nature du vivant humain, sa séquestration conduira nécessairement à l’extinction de ce que l’Homme porte de plus précieux : sa personnalité.
La langue est en cela la matrice de l’éclosion innée de cette personnalité.
Renoncer à ma langue serait me détruire.
Je refuse.
L’homme libre cherche à transmettre une nouvelle expérience de l’être et de la vie. Notre langue, ce lien puissant qui nous unit, porte en elle le champ des possibles d’une manière nouvelle, pour la République, de concevoir ses liens avec la Martinique.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Préfet, l’expression de ma considération distinguée.
Serge Letchimy