— Par Collectif —
Les biens communs vont bientôt faire leur entrée dans le droit français, à l’occasion de la future loi sur le numérique annoncée par Manuel Valls, issue des travaux de concertation du Conseil national du numérique. Il faut s’en féliciter : les biens communs – ou communs – nourrissent depuis toujours les pratiques d’échange et de partage qui structurent la production scientifique et la création culturelle.
La science a toujours été appréhendée comme un commun. Historiquement, la méthode scientifique implique une construction collective de la connaissance, organisée autour de la vérification et de la validation par les pairs. L’irruption massive du numérique dans la plupart des champs de l’activité humaine crée des situations nouvelles. Les réseaux facilitent l’émergence de larges communautés distribuées, capables de se mobiliser pour créer et partager les savoirs. Ces communs de la connaissance sont autant de gisements d’initiatives, de créativité et de mobilisation des individus dans un but collectif. Ils s’inscrivent dans une perspective plus large de défense d’un mode de propriété partagée et de gestion collective des ressources, sur le modèle des “communaux”, ces ressources naturelles gérées par tous les individus d’une communauté. Le numérique a réactivé cette notion qui a permis de rassembler des dynamiques autour des deux grandes transitions que notre monde connaît : la défense des communs informationnels, dans le cadre de la transition numérique et celle des communs naturels, dans le cadre de la transition écologique.
Un statut positif du domaine public
Il était donc temps de donner un véritable fondement juridique aux communs, pour adapter le droit aux pratiques existantes, comme l’ont souligné un grand nombre d’acteurs de la science et de la culture. C’est ce que fait le projet de loi numérique, en instaurant à la fois un statut pour le domaine public informationnel et en encourageant les pratiques d’open access et de text et data mining des publications scientifiques.
Le domaine public informationnel est composé de ce qui ne peut pas et de ce qui n’est plus encadré par la propriété intellectuelle. Sa protection est à l’heure actuelle peu effective. En effet celui-ci n’est défini qu’en creux du code de la propriété intellectuelle, ce qui ne permet pas de lutter efficacement contre les revendications abusives de droit sur une oeuvre : c’est ce qu’on désigne par le terme de copyfraud. Les exemples sont nombreux : il est ainsi fréquent que la numérisation d’une oeuvre du domaine public, ou même le simple fait de la photographier, serve de justification pour revendiquer un droit d’auteur sur cette oeuvre ! N’est-il pas étonnant – et c’est un euphémisme – que le département de la Dordogne ait pu revendiquer un droit d’auteur sur les reproductions de la grotte de Lascaux, 17 000 ans après la mort de ses créateurs ? Parce qu’il limite la diffusion et la réutilisation des oeuvres qui composent le domaine public, le copyfraud constitue une atteinte aux droits de la collectivité toute entière.
Créer un statut positif du domaine public est aussi le moyen de protéger de toute appropriation abusive les éléments ne pouvant pas faire l’objet d’un droit de propriété intellectuelle, comme les informations, les faits, les idées, les principes… Des exemples de telles appropriations, qui remettent en cause les fondements du droit de la propriété intellectuelle, se multiplient en effet, alors même que la compétitivité économique repose de plus en plus sur la circulation des connaissances et des données. Ainsi Amazon a-t-il déposé un brevet sur la photographie sur fond blanc.
Or non seulement les pouvoirs publics n’avaient pas jusqu’ici tenté d’empêcher ces pratiques, mais ils continuaient largement à les justifier. Le projet de loi relatif aux données publiques, déposé récemment sur le bureau de l’Assemblée nationale, en est un exemple frappant : plutôt que d’interdire ces pratiques, il prévoit que la numérisation des ressources culturelles puisse entraîner l’attribution de licences d’exclusivité, sur le modèle de l’accord conclu en 2013 entre la BnF et ProQuest, et cela pour une durée illimitée. Or cet accord, qui avait défrayé la chronique, a eu pour conséquence de limiter l’accès du public à des oeuvres qui se trouvent pourtant dans le domaine public, au profit d’intérêts commerciaux, dont ceux de Goldman Sachs, actionnaire de l’entreprise. Rappelons également que la pertinence budgétaire des partenariats public-privé a été largement remise en cause par la Cour des comptes, ce qui rend difficilement soutenable l’argument financier souvent utilisé pour justifier le recours à ce type de contrat.
L’open access, déjà adopté chez nos voisins, notamment allemands et anglais, consiste à inscrire dans la loi la possibilité, pour les chercheurs qui le souhaitent, de publier en accès libre des articles de recherche qui ont été financés par l’argent public, à l’issue d’une courte durée d’embargo. Cette mesure a pour objectif de limiter la dépendance des institutions de recherche publique aux grands éditeurs scientifiques : actuellement ceux-ci sont soumis à un système de double paiement, alors même que depuis 2012 la Commission européenne invite les États membres à consacrer l’open access dans leur législation.
Open access
En effet, les chercheurs, financés par l’argent public, sont pour la plupart dans l’obligation, pour des raisons de visibilité et de carrière, de publier dans les revues scientifiques prestigieuses. Ils se trouvent donc dans une situation de dépendance face à des revues scientifiques qui appartiennent aujourd’hui à des oligopoles détenus par quelques grands éditeurs (Elsevier, mais aussi Springer, Wiley, Nature). Afin de pouvoir publier dans ces revues, les auteurs sont obligés de céder leurs droits d’auteurs. Ils fournissent également leur expertise pour définir les choix éditoriaux des revues. A cet égard, l’augmentation des prix des abonnements des revues ne semble pas trouver de justification, d’autant plus que le passage au digital a diminué de manière importante les coûts de publication.
Parallèlement, les établissements d’enseignement supérieur et de recherche dépensent annuellement plus de 80 millions d’euros pour avoir accès aux ressources électroniques. Les prix d’accès ont d’ailleurs continuellement augmenté : de 7% par an depuis 10 ans. En 2011, la bibliothèque de l’ENS Ulm s’est par exemple acquitté de plus de 500 000 euros de dépenses pour des revues, sur les 2 millions d’euros qui constituent son budget. Cette situation limite donc fortement les avancées de la recherche tout en pesant sur les finances publiques.
Mais l’open access n’a pas pour unique objectif de réduire les dépenses des établissements publics, l’open access a un impact bien réel sur l’avancée de la recherche, voire dans certains cas sur la préservation de la santé publique. L’équipe en charge de la réponse du Liberia face à la menace du virus Ebola n’a ainsi pas pu accéder à certains articles du fait de leurs coûts importants, alors qu’ils auraient été nécessaires afin d’identifier le virus plus tôt et ainsi adapter plus rapidement les mesures de prévention et de soin.
Valoriser le patrimoine culturel
D’autres mesures sont nécessaires pour construire un environnement numérique ouvert et propice à la recherche, l’innovation et la création. L’exception pour la fouille automatique de données de texte (text et data mining) consiste à autoriser la recherche automatisée parmi un volume très important de textes ou de données : il est possible d’accéder à des résultats qui n’auraient pas pu être découverts par une autre méthode. Cela donnerait une force nouvelle à l’entrée de la recherche française à l’heure des mégadonnées (big data) et de réaliser des gains de productivité très importants, alors même que d’autres pays, comme le Royaume-Uni, le Japon et les Etats-Unis, ont pris une avance considérable dans ce domaine.
La véritable valorisation du patrimoine culturel passe par son usage ouvert au plus grand nombre. C’est d’ailleurs la mission historique des bibliothèques publiques, qui profiteront largement de ces dispositions. La circulation ouverte de la science nous aide à affronter les transitions auxquelles nous sommes confrontés. Une définition positive du domaine public et son inscription dans la loi serviront le rayonnement de la science et de la culture à l’heure du numérique. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne l’ont déjà compris. Qu’attendons-nous pour profiter, nous aussi, de la nouvelle audience et de la notoriété apportées par cette plus grande diffusion ?
Pierre LESCURE, président du Festival de Cannes, journaliste ; Bruno CHAUDRET, directeur de Recherches CNRS, président du conseil Scientifique du CNRS, académicien ; Denis PODALYDES, acteur, metteur en scène, scénariste et écrivain français, et sociétaire de la Comédie-Française ; Bruno LATOUR, directeur scientifique de Sciences Po ; Benoît THIEULIN, président du Conseil national du numérique ; Marc TESSIER, président de Video Futur Entertainment Group ; Alain BENSOUSSAN, avocat à la Cour d’appel de Paris ; Michel WIEVIORKA, Sociologue, président de la FMSH, directeur d’études à l’EHESS. (Voir la liste complète des signataires sur http://www.cnnumerique.fr/communs/)