Référendum d’initiative citoyenne, revalorisation du rôle du Parlement, participation de citoyens non élus aux processus décisionnels, nouvelle vague de décentralisation… Quelles réponses apporter aux revendications pour plus de proximité et de participation ? Débat entre Bastien François et Philippe Raynaud.
Par Bastien François – professeur des universités, Paris 1, Panthéon-Sorbonne et Philippe Raynaud – professeur de science politique, université paris 2, Panthéon-Assas
La démocratie représentative est mise en cause : les représentants du peuple, au niveau national, seraient trop éloignés des préoccupations quotidiennes des citoyens.
Devrait-on donner plus de pouvoir aux collectivités locales au détriment des instances nationales et, éventuellement, réduire le nombre de parlementaires, voire supprimer le Sénat ?
Réponse de Bastien François :
C’est une curieuse idée de vouloir réduire le nombre des représentants, voire de supprimer une chambre parlementaire, au moment où certains jugent les représentants trop éloignés des citoyens ! Il faudrait plutôt réfléchir aux causes de cet éloignement. De ce point de vue, on ne s’intéresse pas assez à la composition sociale des instances représentatives. Le renouvellement de l’Assemblée nationale en 2017 s’est accompagné d’une forte augmentation de la proportion de femmes (38,8% contre 26,9% en 2012), mais aussi d’une quasi-disparition des représentants issus des milieux populaires. Si 4,6% des députés sont des employés, aucun n’est ouvrier, alors que ces catégories représentent la moitié de la population active.
À l’inverse, les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 76% des élus, soit presque cinq fois plus que leur part dans la population active. Il est très difficile, quand on vient d’un milieu populaire, d’être élu député. Pour être candidat, il faut appartenir à des réseaux qui dépassent la sphère politique, savoir et oser s’exprimer en public, pouvoir consacrer de longues heures à la politique en dehors de son temps de travail. Les salariés les moins diplômés du secteur privé sont dès lors très défavorisés, d’autant qu’en cas d’échec après un premier mandat, rien ne garantit leur avenir professionnel.
Il n’y a pas de recette miracle pour répondre à ce déficit de représentativité sociale de nos représentants. Mais il faut d’urgence trouver des mécanismes correctifs, faute de quoi la vie politique ne pourra être peuplée que de professionnels de la politique, c’est-à-dire ceux qui ont eu les moyens (sociaux, culturels, professionnels) de tout abandonner pour être en position de vivre pour et par la politique.
Réponse de Philippe Raynaud :
Il ne fait guère de doute que notre pays connaît actuellement une crise de la « démocratie représentative », mais celle-ci dépasse largement la question du décalage entre les représentants de la nation et les « préoccupations quotidiennes des citoyens ». La crise que nous avons vécue depuis novembre dernier a certes commencé par la contestation de décisions prises au niveau national (limitation de la vitesse autorisée à 80 km/h, hausse des taxes sur le diesel), mais ces décisions émanaient directement du pouvoir exécutif, plus précisément du Premier ministre, et leurs inconvénients politiques avaient été largement évoqués au cours des débats parlementaires, particulièrement par les sénateurs. Il est donc paradoxal de considérer qu’on pourrait rapprocher les parlementaires des électeurs en limitant le nombre de circonscriptions ou, a fortiori, en supprimant le Sénat, dont la vocation naturelle est notamment de donner un prolongement national aux préoccupations locales émanant des territoires. L’idée de donner plus de pouvoir aux collectivités locales paraît plus pertinente : elle peut s’appuyer sur le fait que, parmi les élus, les maires sont sans doute ceux qui sont les plus appréciés des électeurs.
Mais elle renvoie à la question plus générale de la décentralisation, qui suscite elle-même des problèmes complexes, pas vraiment pris en compte dans les débats actuels. On s’accorde généralement sur la nécessité de simplifier le « mille-feuille » français, ce qui permettrait de simplifier des décisions, de donner plus de poids à des élus moins nombreux et de réduire le coût de la gouvernance et de l’administration des territoires.
Or, la plupart des projets présentés tendent simplement à renforcer les régions et les intercommunalités au détriment des départements et des communes, sans toujours prendre en compte la diversité interne de la France des « territoires » : le décalage entre les métropoles et les villes moyennes, ou entre les besoins des différentes communes unies dans une intercommunalité, peut donner naissance à des frustrations qui ne sont pas moindres que celles que l’on attribue à la différence entre Paris et ce qu’on n’ose plus appeler « la province ». On ne reviendra pas à la France de la IIIe République, mais il serait peut-être utile, parallèlement aux discussions sur les compétences des assemblées parlementaires et des collectivités locales, de s’interroger sur la logique intrinsèquement centralisatrice du présidentialisme français.
Faut-il faire participer des citoyens non élus au processus d’élaboration des lois? En particulier, un référendum devrait-il pouvoir être convoqué à l’initiative de citoyens?
Bastien François :
L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 envisage cette possibilité en énonçant que « tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à la formation [de la loi] ». Et l’article 3 de la Constitution de la Ve République dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Ajoutons à cela que l’idée d’une initiative citoyenne progresse partout dans le monde et qu’elle est même relativement banale dans certaines États (en Suisse ou en Californie par exemple).
En France, le référendum d’initiative citoyenne (RIC) pourrait être un moyen très efficace de revitaliser la vie démocratique, voire de l’apaiser, alors même que l’effacement du Parlement et la concentration du pouvoir dans la personne du Président de la République – devenu, de fait, le principal législateur – a réduit comme peau de chagrin l’espace politique. Dès lors que les conflits ne peuvent s’exprimer ou se résoudre dans la discussion parlementaire, ils se déploient dans d’autres arènes et par d’autres moyens – aujourd’hui les « gilets jaunes » – qui échappent aux représentants, sans possibilités de débouchés politiques institutionnels.
De plus, rien d’interdit d’améliorer la procédure du RIC. Comme le propose un rapport du think tank Terra Nova du 18 février 2019, il est possible de prévoir, entre le recueil des signatures requises et le scrutin lui-même, une phase participative et réflexive donnant lieu à une délibération organisée. Tout comme les parlementaires, les citoyens doivent pouvoir se donner à eux-mêmes, avant de voter, la conscience raisonnée des conséquences de leur décision. On peut imaginer de créer, comme cela se fait dans plusieurs pays (par exemple dans la province canadienne de Colombie-Britannique ou, surtout, dans l’État américain de l’Oregon), une assemblée de citoyens tirés au sort à qui sera confiée la mission de mettre la question du référendum en état d’être tranchée : documenter son impact (budgétaire, social, écologique, etc.) et rédiger un rapport précisant les conséquences de chaque option, texte qui sera ensuite communiqué aux électeurs avec le matériel électoral.
Philippe Raynaud :
La question posée renvoie en fait à deux modalités très distinctes de remise en cause ou du moins de restriction de la logique représentative – le tirage au sort et le référendum. Dans les deux cas, on vise ce qu’il y a d’aristocratique dans le gouvernement représentatif et dans le principe électif : l’élection est supposée sélectionner des représentants « meilleurs » que les citoyens pour leur permettre de « vouloir » à la place de leurs électeurs. La première méthode renvoie principalement à la pratique du tirage au sort, qui permet de désigner des citoyens issus directement du peuple en neutralisant les raisons qui donnent à telle ou telle de ses composantes une supériorité quelconque ; le tirage au sort permet de s’opposer à la professionnalisation de la politique et de réaffirmer que tous les citoyens sont « compétents » sur les affaires publiques. Le référendum d’initiative « civique » ou « populaire » s’oppose, dans une logique rousseauiste, à l’usurpation représentative en remettant au « peuple » le pouvoir de faire ou de dire la loi. Le tirage au sort peut être utile dans des matières qui ne sont pas législatives – il est utilisé depuis longtemps pour la constitution des jurys d’assises –, mais on voit mal comment il pourrait représenter une alternative globale à l’élection : serait-il « démocratique » d’éliminer tout choix des citoyens et toute délibération dans la désignation de ceux qui vont légiférer ou gouverner ?
Dans l’hypothèse où une partie seulement des représentants serait tirée au sort, quelle serait leur fonction par rapport aux élus ? Le référendum pourrait sans doute être plus largement utilisé qu’il ne l’est aujourd’hui, en allant plus loin que la révision constitutionnelle de 2008, qui dispose : « Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa [de l’article 11 de la Constitution] peut être organisé à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales ». Mais le « RIC » des gilets jaunes, de la France insoumise et du Rassemblement national obéit à une logique différente, qui oscille entre le bonapartisme et le jacobinisme : il vise simplement à mettre en scène l’opposition entre le « peuple » et les « élites », en réduisant brutalement la complexité du processus délibératif.
Pour une meilleure représentativité des élus, faut-il introduire une dose de proportionnelle aux élections législatives ?
Bastien François :
Il est urgent de réformer le mode d’élection des députés ! Nous ne pourrons pas répondre aux défis du XXIe siècle, en particulier à ceux de la transition écologique, si un nombre croissant de nos concitoyens se sentent exclus du système représentatif.
Qu’est-ce qu’un bon mode de scrutin ? C’est un mode de scrutin qui permet de représenter fidèlement la pluralité du corps électoral. Ce n’est pas le cas actuellement. Le scrutin majoritaire uninominal conduit à une distorsion considérable entre le nombre de voix qui se sont portées sur un parti et le nombre de sièges qu’il obtient. Pour ne prendre que cet exemple, La République en marche, qui a obtenu moins de 30% des suffrages au premier tour des élections législatives de 2017, dispose de 53% des sièges à l’Assemblée nationale. Plus encore, si l’on tient compte des millions de personnes inscrites sur les listes électorales qui ne se déplacent pas le jour du scrutin et des millions de ceux qui votent pour des « petits » candidats qui n’ont aucune chance d’être élus, la droite et la gauche de gouvernement réunies rassemblent moins de 50% des électeurs inscrits lors du premier tour des législatives. Non seulement un tel système limite l’expression de la diversité des sensibilités et des opinions et ne donne pas envie d’aller voter, mais il fragilise la légitimité des décisions de nos représentants.
Instiller une part de proportionnelle dans le scrutin législatif n’est cependant pas à la hauteur du problème. Que 50 ou 100 députés (sur 577) soient élus à la proportionnelle ne changera pas véritablement la donne. Idéalement, il faudrait articuler les avantages du scrutin majoritaire (lien avec une circonscription, resserrement et meilleure lisibilité de l’offre politique, possibilité de construire des coalitions à vocation majoritaire) et ceux du scrutin proportionnel (bonne mesure du poids politique réel des forces politiques, facilité pour instaurer la parité, meilleure participation électorale). Ce qui peut ressembler à la quadrature du cercle existe déjà et marche plutôt bien : c’est le mode de scrutin utilisé pour les élections régionales.
Philippe Raynaud :
La question du mode de scrutin me paraît de la plus haute importance et, curieusement, c’est celle sur laquelle les projets du Président de la République et de la majorité étaient les moins ambitieux. La crise politique qui a permis l’élection d’Emmanuel Macron était d’abord celle d’un système partisan à bout de souffle, dans lequel deux grands partis de gouvernement alternaient au pouvoir en laissant en dehors d’eux une masse considérable d’électeurs, qui s’abstenaient ou votaient pour les partis « extrêmes ». L’élection présidentielle de 2017 et les législatives qui ont suivi ont permis de prendre acte de la crise des vieux partis et de faire émerger une majorité nouvelle, mais elles ont pour l’instant maintenu pour l’Assemblée nationale un mode de scrutin qui a cessé d’être fonctionnel.
Le scrutin majoritaire à deux tours par circonscription a fonctionné à une époque où le clivage gauche/droite était prédominant et où il s’exprimait par l’opposition entre deux blocs bipartisans, tout en permettant aux électeurs modérés ou centristes de peser sur l’élection en obligeant chacun des deux blocs à un minimum de modération programmatique.
Il a permis à la grande alternance de 1981 de se dérouler sans crise, mais il n’a pas pu prendre en compte les clivages apparus ultérieurement. Il est très mal adapté à la situation actuelle, où le parti majoritaire n’a pratiquement pas d’alliés et où les oppositions sont trop hétérogènes pour se coaliser. Le problème n’est donc pas seulement d’introduire une « dose de proportionnelle » pour accroître la représentativité des élus, mais de faire émerger de nouvelles alliances, en évitant de donner une prime aux extrêmes. Pour cela, il faudra sans doute introduire une « bonne dose » de proportionnelle.
Doit-on envisager une procédure de révocation des élus en cours de mandat ? Faut-il découpler la durée des mandats du président de la République et des députés ?
Bastien François :
Comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau dans un passage célèbre du Contrat social, « à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus ». Avec le droit de révocation, le peuple gagnerait une forme de contrôle sur ses représentants dans l’intervalle des scrutins. Mais, à y regarder de plus près, un tel dispositif est plus pervers qu’il n’y paraît, parce qu’une procédure référendaire de révocation est nécessairement complexe, très formalisée – ne serait-ce que pour éviter les initiatives fantaisistes – et représente un coût de mise en oeuvre très important pour ses initiateurs. Qui sera alors en mesure d’engager et de faire prospérer une telle initiative ? N’y a-t-il pas le risque de donner ici la main à des groupes d’intérêts puissants, disposant de moyens considérables pour faire pression sur les représentants élus ? Voulons-nous favoriser officiellement, de cette manière, des campagnes électorales cachées qui, pendant de longs mois, mobiliseront entièrement l’énergie des élus concernés au détriment de leurs activités de représentants ? Pour quelques cas « évidents » d’élus corrompus, c’est le poison du soupçon que nous risquons d’instiller partout.
Par ailleurs, découpler la durée des mandats du président de la République et des députés ne changera rien à la nature profonde – concentration et verticalité du pouvoir gouvernant, absence de véritables contre-pouvoirs – de la Ve République, si ce n’est d’ouvrir à nouveau la probabilité de périodes de cohabitation. En revanche, inverser le calendrier électoral et placer les législatives avant la présidentielle rééquilibrerait sans doute la Ve République au profit du Parlement.
Philippe Raynaud :
La révocation des élus en cours de mandat sur la base d’hypothétiques référendums révocatoires est une brèche dans le système représentatif qui, en France, ne peut être souhaitée que par des courants antiparlementaires. Il demeure en revanche que la Ve République, où un ministre peut échouer sans démissionner, a rendu possible un déclin de la responsabilité politique qui est extrêmement préjudiciable. Le découplage de la durée des mandats du président de la République et des députés vise à résoudre les difficultés nées du quinquennat, dont l’objet était d’éviter les cohabitations. Il produirait sans aucun doute de nouvelles frustrations. Il vaudrait mieux, là encore, penser à des réformes susceptibles de donner au président de la République une majorité plus représentative et mieux adaptée aux nouveaux clivages de la société française et de rééquilibrer, tout en les simplifiant, les relations entre les différents territoires.
Cahiers français 411 – Le handicap, un enjeu de société
Source : Vie-Publique