Fantômes et dramaturgie du monologue dans l’œuvre d’Aristide Tarnagda

— Par Aurore Desgranges —

Dramaturge engagé dans la vie publique de son pays, le Burkina Faso, Aristide Tarnagda commence une carrière de comédien dans la troupe du théâtre de la Fraternité (1), créée en 1975 par Jean-Pierre Guingané (2). Lors du festival les Récréâtrales (3) de 2004, l’originalité de son écriture est révélée notamment grâce au soutien de Koffi Kwahulé. Sa production d’œuvres théâtrales dans les années qui suivent confirme sa vocation de dramaturge et de metteur en scène. J’expliciterai dans cet article un de ses dispositifs dramaturgiques de prédilection, commun à trois œuvres Et si je les tuais tous madame ? ; Les Larmes du ciel d’août et Façons d’aimer : le monologue. En effet, ce type de discours structure de manière originale une dramaturgie des laissés-pour-compte, êtres en situation de déréliction à qui il ne reste plus que le verbe, ultime chance de revisiter leur passé. La forme dialogale (4) de l’écriture s’avère un leurre. Comme pour compenser les injustices subies, ces déshérités s’emparent du discours et déséquilibrent la situation d’énonciation en ne laissant jamais à leurs interlocuteurs la possibilité de s’exprimer. Leur voix solitaire résonne en de multiples échos, voix des êtres chéris, voix désormais réduites à des bribes de souvenirs, voix témoignant d’images obsessionnelles.

Aussi l’espace dramaturgique est-il avant tout mental. Ces trois « monologues » donnent la parole à des locuteurs hantés par leurs souvenirs : ils se remémorent les êtres chers dont ils sont séparés jusqu’à susciter parfois leur présence fantomatique. La remémoration d’un passé sur lequel ils ne peuvent plus avoir de prise, crée les conditions d’apparition de « fantômes », revenant de l’oubli ou de la mort.

L’espace dramaturgique comme espace mental et mémoriel

Dans les trois pièces, la situation de communication dialogale n’est que prétexte à une logorrhée verbale, ressassant les événements passés. Dans Et si je les tuais tous madame ?, Lamine interpelle une auto mobiliste arrêtée à un carrefour le temps d’un feu rouge. Il raconte le décès de son ami Robert, l’exil loin de sa femme et de son enfant pour leur offrir une vie meilleure, son impossible retour. Dans Les Larmes du ciel d’août, la fille refuse, quant à elle, l’aide proposée par une dame qui passe en voiture. Elle raconte l’attente de l’homme qu’elle aime, parti chercher de l’argent pour elle et leur enfant, ainsi que son enfance marquée par la mésentente avec des parents obsédés par l’argent. Elle fait enfin l’aveu d’un crime, celui des hommes qui ont tenté de la violer. Dans Façons d’aimer, la jeune femme confesse ses péchés face à un juge et à un procureur. Elle se remémore ses souvenirs d’enfance de petite « gauchère », des disputes entre son père et sa mère quand cette dernière lui mettait du piment sur les doigts. Mariée à un homme polygame exilé pendant plusieurs années, elle raconte son interminable attente. Son mari reviendra accompagné d’une cinquième femme blanche. Son récit s’achève par la confession d’un double-meurtre. Les différents récepteurs des monologues sont condamnés au silence.

Une rue. Un feu tricolore. Le feu est rouge.

Circulation peu dense. Quelques bruits de la ville. Lamine a un sac au dos. Une dame dans sa voiture attend le feu vert.

LAMINE

Vous connaissez les Donsos madame ? Non ?

Oui madame je sais que vous n’avez pas le temps, moi non plus je ne l’ai pas, c’est pourquoi je n’ai pas été très correct tout de suite envers vous, je m’en excuse madame, mais vous comprenez (5) ?

La mention de la présence de la « dame » dans la didascalie qui inaugure la pièce expose a priori la situation de communication comme dialogale. Pourtant, Lamine est seul détenteur de parole. La modalité interrogative ne procède pas dans ce bref extrait par question-réponse. Les réponses de la dame sont intégrées, absorbées dans la diatribe de Lamine « Non ? ». L’interpellation « madame » ponctue sa parole et remotive ainsi régulièrement le lien avec son interlocutrice, comme s’il voulait renforcer le caractère dialogique de la situation de communication. Malgré sa mention fréquente, elle est présentée comme une instance inaccessible, fusionnant presque avec celle du public. L’interpellation se muera en agression au fil du texte car elle est prétexte au déploiement de la verve du locuteur.

Midi pile. En pleine rue. Une voiture. Une femme. Une fille. Et peut-être…

LA FILLE

Non madame

J’attends

J’attends quelqu’un

Mon homme 6.

La proposition de la dame est ici également intégrée dans la parole de la fille. Ainsi le monologue constitue ici a contrario un discours-réponse. Il permet également l’expression d’une défense de soi. La jeune femme cherche en effet à démontrer qu’elle n’a pas besoin de charité. « Je ne veux pas d’aide. Je n’aime pas les aides (7). » Refusant de monter dans la voiture de la dame, la jeune femme formulera de plus en plus d’injonctions. Dans Façons d’aimer, la parole est adressée à « Monsieur le juge », « Monsieur le procureur (8) », devant lequel la jeune femme, tantôt sur le mode de la supplique, tantôt sur le mode vindicatif, défend son droit au souvenir et se défend elle-même. Le choix d’Aristide Tarnagda (9) de ne pas donner corps à la présence du juge montre bien que l’on peut interpréter l’espace dialogal comme un espace mental.

Tout se passe comme si la forme du monologue, par le jeu de la double énonciation, participait de la construction d’un tribunal imaginaire, dans lequel les sujets pouvaient se défendre devant des juges présents et absents et se lancer au moyen des mots dans l’ultime lutte pour soi. La représentation scénique des personnages muets peut être physique, symbolique ou nulle.

Le dialogue factice mis en place par les locuteurs révèle une stratégie de monopolisation de la parole. L’espace dramaturgique se confond avec l’espace mémoriel et mental d’un individu défavorisé par l’existence.

Les rapports de domination dans l’échange sont contraires à ceux suggérés par les rapports sociaux. Le monologue est pour Aristide Tarnagda un moyen privilégié de renverser, sur le plan dramaturgique, l’ordre socio-économique. L’enjeu de la forme est de ce fait hautement politique : il s’agit de donner un espace à la mémoire de l’être isolé…

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1. La troupe du théâtre de la Fraternité avait pour objectif de former des jeunes aux métiers du théâtre et de contribuer au développement social, en rendant notamment leurs représentations accessibles à tous. Elle a ainsi mené de nombreuses tournées dans les villes et villages du Burkina Faso.

2. Jean-Pierre Guingané (1947-2011), professeur à l’Université de Ouagadougou, comédien, metteur en scène, dramaturge burkinabé, a également exercé de nombreuses fonctions politiques, notamment celle de secrétaire d’État chargé des arts et de la culture. Il a été l’auteur d’un nombre important de pièces : Le Fou (1986), Le Cri de l’espoir (1991), La Musaraigne (1997), etc.

3. Festival de théâtre, initié par Étienne Minoungou et la compagnie Falinga en 2002, dont la spécificité est l’installation de la scénographie dans les rues et les cours familiales d’un quartier populaire de Ouagadougou.

4. Le terme employé « dialogale » s’oppose ici à celui de « dialogique ». La situation de communication est en effet faussement dialogale car il n’y a pas enchaînement de tours de paroles. Il s’agit plutôt d’un monologue à caractère fortement dialogique (tourné vers un discours-réponse)

car l’interlocuteur muet est toujours présent. Voir J. Brès et A. Nowakowska « Dis-moi avec qui tu “dialogues”, je te dirai qui tu es… De la pertinence de la notion de dialogisme pour l’analyse du discours », Marges linguistiques, nº 9, 2005, p. 139. Or, le surgissement d’une voix solitaire au théâtre qui n’entre jamais en véritable échange avec son inter locuteur relève d’un procédé de « redialogisation » et contribue d’emblée à renforcer la puissance de l’adresse au spectateur. Voir J.-P. Sarrazac, Poétique du drame moderne. De Henrik Ibsen à Bernard-Marie Koltès, Paris, Édtions duSeuil, 2012, p. 246.

5. A. Tarnagda, Et si je les tuais tousmadame ?, Manage, Lansman, 2013, p. 7.

6. A. Tarnagda, Les Larmes du ciel d’août, Manage, Lansman, 2013, p. 31.

7. Ibid.

8. A. Tarnagda, Façons d’aimer, Manage, Lansman, à paraître.

9. Représentation du mercredi 30 septembre 2015 à l’espace Noriac à Limoges lors de la 32e édition