« Fanon » : un réalisateur face à l’intelligence de son spectateur

Impressions à vif sur le film Fanon de Jean-Claude Barny

— Par Jean-Durosier Desrivières —

Alors que la France et l’Algérie jouent à corde raide leurs relations diplomatiques en ces jours sombres d’un monde en compote, voilà que Fanon, le penseur anticolonialiste pro-algérien, surgit sur grand écran. Et je l’ai vu, Fanon. Je l’ai vu en avant-première. Je patientais en salle 8 pour ma séance, tandis qu’en salle 10, la plus grande du cinéma Madiana en Martinique, la diffusion d’une autre séance avait déjà débuté. Deux salles donc, pleines toutes les deux, pour un avant-goût de ce biografilm qui devrait marquer sans doute autant d’esprits que de cœurs. Déshabitué de voir, depuis quelque temps, une telle affluence dans une salle de cinéma du pays, j’étais donc très attentif à la nature du public : une belle mosaïque d’êtres vivants à travers laquelle la jeunesse se taillait une place de choix. Que ces têtes présentes aient lu Fanon ou non, qu’elles aient lu d’autres esprits parlant de lui ou non, ce n’est pas l’essentiel ici. L’essentiel ? Ce public face à l’affiche du film de Jean-Claude Barny à l’écran, impatient de découvrir l’intrigue. Le public et l’affiche : une antithèse ? Il importe ici d’évoquer l’affiche, car ce film du réalisateur guadeloupéen s’impose d’abord par cette image et ces signes figés qui en appellent à l’intelligence de son spectateur. Et cet appel à l’intelligence se poursuit au fil des cent-trente-trois minutes que dure le film.

De l’affiche aux séquences : force des signes et des symboles

Le nom de Frantz Fanon résonne avec la révolution conduisant à l’indépendance de l’Algérie, pays qui garde en mémoire le noble combat de ce camarade antillais devenu algérien après tout. Cette révolution, comme tant d’autres, s’inscrit et s’écrit dans le sang. C’est tout le sens de ce rouge vif de l’affiche qui tranche avec la figure du médecin martiniquais drapé de sa blouse blanche. Blanche comme la pureté de sa pensée tranchée, la clarté de sa méthode et de sa franchise vis-à-vis du colon et du colonisé. Rouge aussi comme les globules rouges et blancs du sang. Ainsi, le nom de Fanon se lit tel du blanc-sang sur du rouge-sang : vif ! Une manière peut-être, pour l’équipe infographique du film, d’évoquer au seuil cette maladie qui aura raison de lui. La leucémie : cancer caractérisé par l’augmentation considérable des globules blancs dans le sang. De cela, Fanon est sémiotiquement le nom sur l’affiche. Mais blanche aussi, comme la mort du corps individuel nommé sur fond rouge vif du corps collectif qui a payé, avec lui, de tout son sang cette révolution.

De l’affiche à la première séquence du film, apparaît le petit Fanon cherchant, dans une mangrove, à amadouer un crabe en pleine période de carême. Carême : période annonçant le sacrifice du Fils de l’homme pour les damnés de la terre. Crabe : crustacé annonçant symboliquement, l’on suppose, le cancer du sang de Fanon adulte. Quant à la mangrove, elle revient souvent pour signifier, tantôt les réseaux de son cerveau préoccupé par des actions clandestines concrètes à mener en faveur des cellules révolutionnaires, tantôt les vaisseaux sanguins qui acheminent le sang dans tout son corps individuel mis au service d’un combat absolu du corps collectif algérien. Et ce combat est mené, tout au long des séquences, depuis le site de l’hôpital de Blida, non déconnecté d’autres sites proches et lointains nourrissant l’intellect et l’affect du psychiatre, travaillant à la désaliénation des dominés et des dominants.

D’un point focal à d’autres lieux : esthétique d’agglutination

Apparaissant d’abord comme un lieu d’incarcération de malades mentaux, notamment des indigènes algériens, l’hôpital de Blida deviendra tout de suite un site de concentration et d’expérimentation de maintes expériences vitales, sous l’impulsion du jeune médecin noir. L’asile et la ville représentent un point focal qui, d’après la raison et l’intuition du réalisateur, synthétise probablement l’angle de traitement idéal de la vie politique, professionnelle et intellectuelle de Frantz Fanon. L’hôpital psychiatrique marque un tournant décisif dans la pensée radicale de celui-ci, questionnant l’aliénation réciproque du colonisé algérien et du colon français. Divers liens se tissent en ce haut lieu de résistance où prend forme une esthétique d’agglutination qu’illustre sensiblement la superposition des plans réalistes (personnages et paysages) et symboliques (mangrove sanguinolente) : Hocine l’infirmier, Ramdane le militant, Farida la guérillera et autres guérilleros s’unissent en cellules politiques autour du penseur, à l’instar d’un amas de globules rouges, faisant face à l’anticorps que représente l’armée coloniale française, incarnée par le sergent Roland, son capitaine et sa garnison, nuisant à l’organisation socio-culturelle de l’Algérie.

L’interrogation de l’aliénation par Fanon à Blida n’est pas sans lien avec l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban où il a été formé par François Tosquelles, d’origine espagnole et militant antifranquiste. Ainsi, assisté par Jacques Azoulay, médecin juif et disciple également du médecin espagnol, il applique à Blida les méthodes modernes, voire révolutionnaires, de son formateur : sociothérapie et psychothérapie adaptées à la culture des patients algériens. Par le biais d’une séquence dévoilant la curiosité de l’assistant furetant dans la bibliothèque privée de son chef de service, le réalisateur dresse le portrait d’un psychiatre auteur de Peau noire masques blancs1, lecteur de Marx et de Césaire. Aussi, la relation entre Fanon et Jean-Paul Sartre est subtilement établie par l’aveu de sa lecture des œuvres intégrales du philosophe existentialiste qui aura à préfacer Les damnés de la terre2, son ultime essai. – Mais ellipse narrative de ce futur. – Cet essai achevé en Tunisie aura aspiré les dernières énergies du penseur martiniquais et une bonne part de celles de Josie, son épouse blanche, sa colonne à toute épreuve, qui a dactylographié le texte de jour et de nuit.

Avec Fanon, Barny écarte donc la tentation d’une perspective holywoodienne, évitant dès lors la surenchère spectaculaire de la guerre, des attentats et de submerger son spectateur d’un flot de détails didactiques. L’intensité du film repose sur l’épaisseur psychologique de chacun des protagonistes en action et une certaine dimension romantique, transpirant bien sûr une sensibilité à la nature et le destin tragique de personnages tels que Farida, Ramdane et Fanon. Dans ce jeu imbibé de sang, l’agglutination paraît nécessaire au réalisateur, d’autant plus qu’elle s’accorde avec le sens vital du combat pathologique, idéologique et politique en un espace déterminant et précis.

Quels impacts sur les bénéficiaires du legs ?

Alors que défile le générique de fin, je demeure encore attentif au public. Et me monte en mémoire un fragment de l’autobiographie de Maryse Condé, La vie sans fards3. Voici ledit fragment du livre de l’écrivaine guadeloupéenne : « Le 6 décembre 1961, Frantz Fanon mourut d’un cancer à Washington, aux Etats-Unis. Sitôt que la nouvelle fut connue en Guinée, Sékou Touré décréta un deuil national de 4 jours. […] Rappelons qu’en 1952, après la publication des bonnes feuilles de Peau noire, masques blancs dans la revue Esprit, j’avais écrit à Jean-Marie Domenach pour protester contre cette vision des Antilles. Je comprenais maintenant que j’étais alors trop immature, trop “peau noire, masque blanc” moi-même pour comprendre un tel ouvrage et que je devais revenir sur ma lecture. Je m’enfermai donc avec tous les ouvrages de Frantz Fanon. » (p. 127) Après avoir lu Les damnés de la terre, traitant de l’expérience désastreuse des pays africains à peine affranchis du joug colonial, l’écrivaine, n’étant pas sortie indemne de sa lecture révélatrice, avoue : « Il me sembla que le chapitre III, “Mésaventures de la conscience nationale”, avait été écrit à l’intention de la Guinée, quand les auteurs de la révolution en deviennent peu à peu les fossoyeurs. » (p. 128)

Encore assis dans cette salle 8, à la fin du film, je reste toujours attentif à ce public. Et la voix de l’auteur de Peau noire, masques blancs me revient textuellement : « Le Martiniquais est un crucifié. Le milieu qui l’a fait (mais qu’il n’a pas fait) l’a épouvantablement écartelé ; et ce milieu de culture, il l’entretient de son sang et de ses humeurs. Or le sang du nègre est un engrais estimé des connaisseurs. » (p. 175) Ce milieu évoqué par Fanon a sans doute pour noyau le christianisme qui, mieux que l’esclavage et le colonialisme, domestique éternellement le (néo)colonisé martiniquais et l’incite à choisir lui-même la servilité4. Au moment où « il n’y a plus ni classe, ni lutte de classe », au moment où « les gens ne se distinguent plus que par leur plus ou moins grande capacité à consommer5 » (Monchoachi), au moment où le mot « militance » semble devenir un gros mot pour un grand nombre de gens en Martinique, je me demande ce que peut le legs de la pensée de Fanon aux Martiniquais qui cherchent encore remède à leurs maux supposés.

Enfin, ce film, rendra-t-il certains êtres plus sensibles aux luttes émancipatrices et inspirantes de ce penseur noir incontournable ? Ou serait-il un tout nouveau gadget de plus, à l’instar des produits dérivés à l’effigie du Che ou de Fidel ?

1Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Paris, Seuil, 1952.

2Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (préface de Jean-Paul Sartre (1961) ; préface d’Alice Cherki et postface de Mohammed Harbi), Paris, La Découverte, 2002.

3Maryse Condé, La vie sans fards, Editions Jean-Claude Lattès, Paris, 2012.

4Voir Monchoachi, « Eloge de la servilité », in Lakouzémi, Vol. 1, Vauclin, Juillet 2007, 149-170.

5, Monchoachi, « “Nous sommes devenus trop lisses” » (entretien), in Lakouzémi, Vol. 2, Vauclin, novembre 2008, p. 4.