Fanny Glissant « Nous donnons à voir les infrastructures de l’esclavage »

« Les Routes de l’esclavage » Série documentaire les mercredis 2 et 9 mai, 20 h 55, France Ô

Fanny Glissant Coréalisatrice

— Entretien réalisé par Laurent Etre —
Arte et France Ô diffusent une grande fresque historique en quatre épisodes présentant, comme jamais auparavant, les continuités entre traites négrières, capitalisme et colonialisme. Entretien.

Dès ses premières minutes, votre documentaire revendique une démarche inédite. Laquelle ?

Fanny Glissant Beaucoup d’initiatives ont déjà été prises en matière de connaissance de l’histoire des traites négrières. En France, mais aussi aux États-Unis, dans tous les pays post-esclavagistes, on peut identifier deux voies principales : d’un côté, des œuvres cinématographiques et audiovisuelles qui s’appesantissent sur la violence, de façon un peu victimaire ; de l’autre, une position centrée sur la culpabilisation des sociétés esclavagistes. Et je pense que, dans la temporalité de la prise en compte du sujet des traites négrières, ces positions étaient importantes. Mais, aujourd’hui, il me semble qu’il devient possible de s’en départir au profit d’une investigation historique se basant sur les faits, et rien que les faits. En France, après la loi Taubira de 2001, une nouvelle génération d’historiens ont décidé de sortir de leur histoire nationale et de commencer à échanger leurs travaux avec d’autres historiens de par le monde, pour tenter d’établir une histoire globale de l’esclavage. Notre vision est aussi celle-là, avec le souci de porter un point de vue davantage économique.

Précisément, l’un de vos intervenants, l’historien américain Edward Alpers, semble opposer cette orientation économique, qu’il préconise lui-même, à une approche morale, en termes de droits de l’homme. Pourquoi ?

Fanny Glissant La pensée des Lumières, qui va déboucher sur la Déclaration des droits de l’homme, est apparue à la fin du XVIIe siècle. Dès lors, comment cet arsenal idéologique pourrait-il nous permettre de comprendre pleinement un phénomène qui a émergé bien plus tôt, entre le Ve et le VIIe siècle ? Seule l’approche économique permet d’unifier toutes les périodes composant cette histoire.

Vous remettez en perspective la traite transatlantique, organisée par les Européens à partir du XVe siècle, avec l’histoire de la traite transsaharienne et orientale, qui débute autour du VIIe siècle. Mais n’y a-t-il pas, en même temps, une spécificité de la traite orchestrée par les Européens, ne serait-ce que du point de vue de son ampleur ?

Fanny Glissant Paul E. Lovejoy ou Catherine Coquery-­Vidrovitch disent très bien qu’il n’y a pas de changement de nature entre les deux traites. Dans les deux cas, il est question de violence, d’un rapport de domination permettant de déporter et asservir des êtres humains. En revanche, il y a effectivement un changement d’échelle. Pour la traite transsaharienne, on parle de 3 000 personnes déportées par an. Or, au pic de la traite transatlantique, on atteint 100 000 par an. La première s’étend sur douze siècles et correspond à la déportation de 9 à 12 millions de captifs. La seconde dure trois siècles et demi et concerne 13 millions d’Africains. C’est donc incomparable de ce point de vue.

Votre film fait bien le lien entre la traite transatlantique et l’émergence du capitalisme…

Fanny Glissant Oui, on peut dire qu’il s’agit des racines du capitalisme. Avec cette traite se mettent en place le système bancaire et assurantiel, l’économie financiarisée. Ce qui nous intéressait, Daniel Cattier, Juan Gélas et moi-même, c’était de donner à voir les infrastructures de l’esclavage. On ne déporte pas 13 millions de personnes sans bénéficier d’un soutien financier, logistique et militaire. Nous voulions montrer la co-implication du secteur privé et de l’État.

L’une des idées centrales du documentaire est de rappeler que ce n’est pas le racisme qui a précédé l’esclavage, mais l’inverse. Le racisme est venu légitimer un système déjà établi. Quelles sont les implications de cette idée ?

Fanny Glissant Il s’agit de comprendre à quel point nous sommes inscrits dans l’histoire. Même des représentations qui nous paraissent parfois évidentes, comme la dichotomie entre Noirs et Blancs, sont en fait les résultantes d’un passé, d’une histoire.

Le deuxième volet de la série évoque notamment la constitution au Portugal, au début du XVIe siècle, d’une aristocratie noire, agissant main dans la main avec l’aristocratie blanche, pour organiser le commerce des esclaves. Où l’on voit donc que ces catégories, Noirs et Blancs, ne permettent pas de rendre compte de la complexité du sujet…

Fanny Glissant Exactement. Notre souci était d’éviter tout point de vue ethnocentré. Et Ibrahima Thioub, le recteur de l’université Cheikh Anta Diop, de Dakar, le souligne très bien : les sociétés africaines sont évidemment, elles aussi, hiérarchisées. Et donc, on trouve aussi, en leur sein, des systèmes de dépendance et de domination. Par ailleurs, aujourd’hui, l’esclavage frappe 40 millions de personnes de par le monde. Mais le phénomène n’est plus centré forcément sur l’Afrique. Se départir des catégories Noirs-Blancs, c’est se donner les moyens de comprendre que ces rapports de domination et de travail à coût zéro, que l’on appelle esclavage, sont malheureusement encore une réalité, de nos jours, dans une multiplicité de contextes.

Coréalisatrice

Lundi, 30 Avril, 2018 L’Humanité