— Par Selim Lander —
Ce n’est pas tous les jours que la poésie est mise à l’honneur sur le plateau d’un théâtre, aussi faut-il saluer le Théâtre de Fort-de France pour avoir accueilli deux soirs de suite un spectacle poétique et musical, permettant ainsi à trois poétesses martiniquaises, une guyanaise, une guadeloupéenne et une haïtienne plus une invitée surprise de délivrer leurs messages en créole ou en français, accompagnées avec doigté par quatre musiciens.
« Tous les poètes mentent », s’il faut en croire Nietzsche qui met ces paroles dans la bouche de son héros, Zarathoustra. Si cet adage a incontestablement une part de vérité (1), rien n’est plus faux en ce qui concerne nos poétesses dont nul n’aurait l’idée de mettre en doute la sincérité. Elles ne veulent rien cacher ; elles se mettent à nu avec leurs mots et des pas de danse sur quelques notes de musique. Derrière ce récital voulu et mis en scène par Chantal Clem, il y a en effet la conviction que la parole des femmes a été trop longtemps réprimée et que le temps est venu pour elles de s’exprimer, de dire tout ce qu’elles ont sur le cœur. C’est ce qu’elles font par les mots et les gestes, sans pudeur inutile ni crainte d’en dire trop.
Les personnalités, certes, ne sont pas toutes les mêmes ni les modes d’expression : il y a celle qui nous berce avec une chanson douce, celle qui nous interpelle de toute sa hauteur, celle qui nous regarde droit dans les yeux, assise au bord de la scène, celle qui se présente vêtue d’une petite robe toute simple et chaussée de « méduses » (sandales en plastique « un-peut-pas »), « l’ancêtre » vêtue au contraire de couleurs vives qui lit un texte ponctué de cris, etc. A deux exceptions près, les textes ne sont toutefois pas lus mais dits ou chantés. Le spectacle, paroles et musique, est en ce sens plus théâtral que bien des mises en lecture ou mises en espace présentées sur les scènes de théâtre.
Pourrait-on imaginer le même chose avec des poétesses européennes (« de souche »). Auraient-elles un tel besoin d’exprimer des blessures héritées des générations précédentes, toujours ouvertes en dépit des conquêtes du féminisme ? Probablement pas. Ces mots sont dits par des Antillaises, des Antillaises éduquées qui n’ignorent rien du passé de leurs territoires marqués par le colonisation, la traite, l’esclavage, le machisme et qui sont en mesure de l’exprimer. On a recours à l’épigénétique pour expliquer la permanence de cette « blesse » chez des Antillaises (1) et des Antillais pourtant délivrés de leurs chaînes depuis au moins six ou sept générations. La poésie est un exutoire : combien de milliers et de milliers de vers inspirés aux poètes en mal d’amour ?
Fanm Totem Poésik. Théâtre municipal, Fort-de-France, 7 et 8 décembre 2023.
Mise en scène : Chantal Clem
Avec Marie-Line Ampigny, Jeanie Bogart, Nicole Cage, Chantal Clem, Emmeline Octavie, Dolie Seslesprika et une invitée surprise.
Musique : Dominique Berose, Hervé Laval, Jean-Pierre Thierry et un quatrième musicien à la clarinette et au saxophone.
(1) Michel Herland, « Petit manifeste poétique » in L’Homme qui voulait peindre des fresques. Paris, Andersen, 2023, p. 11-17.
(2) Voir l’essai récent de Fabienne Kanor, Poétique de la cale – variations sur le bateau négrier et son entretien en ligne dans Mondesfrancophones : https://mondesfrancophones.com/mondes-caribeens/un-entretien-avec-fabienne-kanor/