Nous, de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique, de La Réunion ; gens d’ailleurs et de tous les côtés ; acteurs d’associations ou d’organismes non étatiques ; membres de la société civile ; professionnels de l’éducation, de la santé, de la recherche, de l’information, de la prospective, de la coopération internationale ; pratiquants du travail social, des arts, des lettres, du numérique, de la culture…, considérons que le monde d’aujourd’hui est une alchimie de civilisations, de cultures et d’individus ; qu’il résulte de la traite des Africains, des esclavages du Nouveau Monde et du système des plantations, des grandes guerres européennes et de leurs conséquences, du colonialisme en ses méfaits et de son extension capitaliste planétaire ;
que de cette alchimie ont surgi des peuples-nations demeurés indéchiffrables aux clairvoyances des décolonisations ; que ces peuples nouveaux se sont vus embarqués dans des fictions territoriales, identitaires, historiques et culturelles qui n’étaient pas les leurs ; que ces peuples sont demeurés hors d’atteinte, souvent de leur propre conscience, toujours de la conscience de ceux qui les régentent encore ;
que les insuffisances des décolonisations ont favorisé des Etats-nations souverains, antagonistes, compétitifs, dans un dogme de libéralisme économique où la liberté ne concerne que les marchandises, les capitaux et les lois du profit, cela au détriment de l’humain, du vivant, de la planète en son entier ; que ce monde n’est pas le nôtre ; que, malgré tout, des échanges ont pu se faire, des contacts survenir, des individuations tisser des liens d’alliances et d’éthique enchantée, qui font qu’un monde d’interdépendances est désormais à la portée de nos ferveurs, offert aux rencontres véritables, et qu’il convient, dans une jouvence de nos imaginaires, de le nommer, de le désirer et d’agir vers lui ; que cet autre monde est bien commun de tous.
Résolution de leurs terribles histoires
Dans cette perspective, nous déclarons que dans nos terres vivent des peuples-nations ; que nous les voyons comme des entités géographiques, culturelles, biologiques, sociales, identitaires, symboliques, créatives… disposant chacune d’un imaginaire irréductible à aucun autre ; que ces entités, précieuses pour tous, ont droit, dans l’intérêt du commun souhaité, à l’exercice de toutes leurs potentialités, à la pleine aisance dans leurs propres devenirs ;
qu’ils se doivent d’être reconnus en tant que tels, accompagnés en tant que tels dans la résolution de leurs terribles histoires ; et qu’ils doivent pouvoir exercer, même en l’absence d’expression étatique, l’esprit de responsabilité qu’exige une présence digne et créative, en face de leurs propres défis et des défis de notre époque ;
que nos peuples ne sont situés dans aucune périphérie, mais qu’ils se tiennent tous en position plénière, dressés au cœur de leur vision du monde, dans le rhizome des solidarités, des alliances et des actions futures que cette vision leur permettra ; qu’à ce titre les termes « outremer », « métropole », « zones périphériques ou ultrapériphériques » nous sont d’ores et déjà irrecevables, et offusquants ; que les démocraties modernes, les Républiques saines, doivent s’inscrire dans un monde d’interdépendances respectueux du devenir imprévisible des différences et des diversités ; qu’elles doivent se sentir responsables de leurs rencontres et de la dignité de leurs aménagements ;que ces démocraties et républiques doivent s’accorder à leurs évidences transculturelles intimes, et s’unir sans trembler aux richesses relationnelles que leurs histoires leur ont offertes ; qu’aucune d’entre elles ne saurait donc, décemment, se déclarer « une », ou se penser « indivisible » ;
que les peuples-nations, encore dépourvus d’expression étatique, ne sauraient être maintenus dans des dispositifs qui limitent les capacités de leur présence au monde ; et que des dispositions symbolique, culturelle, sociale, économique et juridique doivent être prises en vue d’une refondation équitable de leur rapport à toutes puissances décisionnelles ; et qu’à ce titre ils ont tous vocation immédiate à « faire-pays » dans le concert de ces présences diverses qui fondent l’intelligence du monde.
Horizontale plénitude du vivant
Dans cette perspective, nous déclarons encore que les solidarités nouées par les ombres et lumières de nos histoires partagées devront être assainies et, par là même, solidement renforcées ;
que, dans tous les dispositifs qui régissent nos rapports à des puissances décisionnelles, soit reconnue notre responsabilité directe sur les choix, les décisions, les mises en œuvre qui nous concernent au quotidien et qui concernent nos devenirs.
Dès lors, nous appelons les gens de nos pays à créer dans leur famille, leur quartier, leur commune, leur région, dans tout possible transnational, des espaces d’échanges et de discussions autour de cette notion de responsabilisation ; à penser, à agir, à déclencher ainsi dans notre vie quotidienne de vrais « lieux politiques » où pourront naître des forces novatrices, des capabilités fortes et d’actives espérances ;
Enfin, nous engageons les femmes, les hommes et toutes leurs occurrences ; toutes les organisations éclairées ; tous les créateurs, poètes, danseurs, chanteurs, conteurs et musiciens ; gens de lettres et philosophes ; personnes de la santé, des sciences et des techniques ; responsables administratifs, universitaires et politiques ; gens de conscience et humanistes ; fervents de la beauté ; amis très simples d’un mieux-humain dans l’horizontale plénitude du vivant… à soutenir le processus de responsabilisation actuellement en cours dans nos pays.
Pour que la planète de notre vivre-ensemble ne s’accommode d’aucune minoration, d’aucun peuple oublié, d’aucune indignité ; qu’elle puisse bénéficier ainsi de la participation de toutes et de tous, de l’intelligence de toutes et de tous, dans l’épanouissement des capacités d’initiative, d’innovation, de joie et d’enthousiasme de toutes et de tous.
Patrick Chamoiseau est un écrivain antillais. Son œuvre, traduite en plusieurs langues, lui a valu le prix Carbet de la Caraïbe et le prix Goncourt. Dernier ouvrage paru : « Le Vent du nord dans les fougères glacées » (Seuil, 2022). Le texte « Faire-pays. Eloge de la responsabilisation » sera prochainement disponible dans son intégralité aux Editions Le teneur.
Premiers signataires : Etienne Balibar, philosophe ; Jacky Dahomay, philosophe ; Justin Daniel, professeur de sciences politiques ; Marie-José Del Volgo, médecin et psychanalyste ; Roland Gori, psychanalyste, professeur honoraire des universités ; Yasmina Ho-You-Fat, comédienne ; Lucien Jean-Baptiste, comédien ; Véronique Kanor, comédienne, metteuse en scène ; Chantal Loïal, directrice et chorégraphe compagnie Difé Kako ; Edgar Morin, sociologue, philosophe ; Firmine Richard, comédienne ; Patrice Treuthardt, poète et conteur ;
Retrouvez l’ensemble des signataires ici.
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