– par Janine Bailly –
Dernière séance samedi 29 mai à 18 heures à Tropiques Atrium
S’il est des films qui vous découvrent des horizons insoupçonnés, des films documentaires qui vous ouvrent aux arcanes d’un monde parallèle et que jusqu’alors vous avez côtoyé sans le reconnaître, des œuvres qui obligent au décentrement, à la découverte et à l’acceptation pleine et entière de la différence, alors Fabulous est bien de ceux-là !
Transgenre, obligé de fuir à cause de la marginalité de son orientation sexuelle, Xavier Barthelemy, né en 1986 en Guyane, ne pensait jamais revenir à Cayenne. Surtout pas depuis qu’il s’est affranchi, et qu’il s’appelle Lasseindra Ninja. Lasseindra, danseuse professionnelle, figure emblématique du voguing en France, dit de cette danse urbaine, inventée par les queers¹ de couleur à New York dans les années 80, qu’elle est symbolique des communautés homosexuelles noires. Elle-même s’est épanouie dans les ballrooms de Harlem où les Afro-américains LGBT ont créé leur propre communauté, autour de confréries hiérarchisées, les Houses, et de rituels dansés codifiés, les Battles. Lors de ses prestations au théâtre du Rond-Point à Paris, on a pu lire que ce type de danse, appelé aussi la vogue, « radicalise jusqu’à la transe un imaginaire tiré des pages glacées des magazines de mode et de la gestuelle des défilés où les corps sans défaut se doivent d’être blancs. Affirmer sa personnalité profonde, se rire des canons du glamour chic, transmuter l’humiliation coloniale et les traces laissées par l’esclavage avec une chorégraphie acrobatique hypersensuelle : le voguing est politique par la joie des corps et l’amitié entre ses membres ». Après avoir été, à vingt ans, recrutée par l’un des plus célèbres collectifs de New York, elle importe le concept en France, principalement à Paris. Là, elle organise ses propres balls, où chacun peut exprimer librement son identité.
Aujourd’hui, Lasseindra est une icône internationale, une legend, le plus haut grade que peut atteindre un vogueur, mais aussi une mother puisqu’elle gère la House of Ninja. Avec son amie Steffie qui tient les rênes de la House of Mizrahi – une rencontre coup de foudre, est-il précisé dans le film –, elle transmet les différentes règles du voguing en France, et se bat pour convaincre qu’il est, plus qu’une simple danse régie par un ensemble de codes, « une lutte, une forme de revendication identitaire… Si un blanc vient dans un ball, il ne va voir que des noirs, ce sera lui la minorité ». Elle donne en interview une définition très précise de ce qu’est un ballroom, auquel elle confère une indéniable fonction politique, culturelle et sociale : « Les cultures noires sont très inclusives. Mais pour y entrer il faut, d’une certaine façon et pardonnez-moi l’expression, montrer patte blanche. On a souvent l’impression que l’on peut faire ce que l’on veut avec le patrimoine culturel afro-descendant. Alors que l’inverse est impossible : je ne pense pas que l’on puisse s’approprier la culture classique du ballet par exemple ». Lasseindra Ninja répète que le ballroom n’exclut personne, mais que celui qui y vient doit embrasser le combat : « Notre communauté, celle des balls, n’est pas fermée. Simplement les gens y ont besoin de protection. En regardant l’histoire, on voit bien que nous nous sommes fait spolier de beaucoup de choses. De la country-music au jazz pour prendre des exemples musicaux. Une fierté s’est mise en place dans nos soirées avec la volonté de se réapproprier ce qui est à nous ». Ne rien attendre des institutions, se prendre par la main sans rien demander à personne, être à l’intérieur sans avoir besoin pour exister du monde extérieur, ne pas se conformer aux diktats de la société, telle pourrait être sa définition d’une culture encore marginalisée.
Pour ce film, Lasseindra Ninja accepte, non sans une certaine appréhension après treize années d’absence, de retourner pour la première fois en Guyane, sur sa terre natale, où l’homosexualité est un sujet sensible : l’un des jeunes participants parviendra à dire, à demi-mot, que la seule façon de pratiquer le voguing sur ce territoire, où il est très peu développé, est de le faire en secret, qu’on peut organiser une rencontre seulement par des réseaux privés, et ce au tout dernier moment. Un autre se souviendra, bouleversé encore, avoir entendu dans son jeune âge son père proférer, lors d’une conversation avec un ami par lui surprise, que si son fils était un « makoumè » – le terme est injurieux pour désigner en créole un homosexuel –, il le tuerait d’un coup de fusil ! Mais quelle est alors la genèse du film, si Lasseindra, pour en être l’héroïne, est tenue de retrouver son passé, de se confronter à ses propres fantômes ? À la question de savoir comment et autour de quelles questions le documentaire s’est construit, elle répondra clairement : « Une jeune guyanaise qui s’appelle Audrey Jean-Baptiste avait écrit une fiction à la base, mais elle voulait trouver un acteur et une actrice… Dans sa fiction, c’était quelqu’un qui revenait en Guyane après une longue période. J’ai un ami qui m’en avait parlé, je n’étais pas trop intéressée, et puis elle m’a envoyé un message. Quand j’ai vu que c’était une fiction, je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Mais finalement ça a tourné au documentaire. Parce que son personnage ressemblait au mien. Donc c’est moi qui retourne en Guyane et qui donne un workshop, un stage. »
Le film, foisonnant à l’image de Lasseindra, qui se dit être du masculin et du féminin, qui se dit “être” tout simplement, portant indifféremment l’habit de l’une ou de l’autre, qui refuse d’être rangée dans les cases ordinaires et contraignantes du sexe et du genre, le film se lit à plusieurs niveaux. Il y a d’abord la découverte de la pratique de la vogue, puisque nous assistons à plusieurs séances, échelonnées dans le temps, de cette master classe. Et cela nous permet de voir comment évoluent les stagiaires, garçons et filles, comment ils apprennent peu à peu à libérer leur corps et leurs émotions, à domestiquer leurs gestes, non de façon anarchique mais selon certains codes, Lasseindra se montrant une initiatrice exigeante et chaleureuse à la fois, sans être dénuée d’un humour rafraîchissant. Revendiquer ce que l’on est, sans honte et sans peur, sans se préoccuper du regard des autres quand il n’est pas bienveillant, vivre en plénitude la représentation de son corps que l’on donnera en spectacle, telle serait, s’il en fallait une, la “leçon” que retiendraient les vogueurs novices, eux que l’on voit s’ouvrir, éclore jusqu’au final où chacun affirme en public, dans un superbe battle, sa personnalité, sa spécificité à laquelle concourent les tenues fantaisistes et colorées, les maquillages et les coiffures originales. Foin du trac d’avant représentation, les sourires disent assez le bonheur de se réaliser sur scène !
Mais en creux se révèle aussi l’essence d’un pays où la lutte pour s’émanciper, conquérir sa liberté, et l’égalité dans la différence, est encore à l’ordre du jour. Dans la retenue, la timidité initiales, les confidences échangées, la grâce jointe à l’énergie des corps, dans l’assurance qui naît, se dessine le contour d’une jeunesse courageusement à la recherche d’elle-même et de son affirmation. Les visages, saisis en plans rapprochés, disent alors tout autant que les paroles ! Émouvante est la couturière qui, ajustant sur le corps de Lasseindra une longue robe blanche lors d’un essayage murmure que, pour la première fois, elle coud ce genre de vêtement pour un garçon… Enfin, le film est un portrait sans fard et pourtant pudique de celui / celle qui est arrivée victorieuse au bout de son parcours du combattant. Égérie tantôt sombre tantôt flamboyante d’une nouvelle génération guyanaise, qui contrairement à elle n’aura peut-être pas à s’exiler en dépit des difficultés à exister dans sa vérité, Lasseindra est au centre du reportage. Les premières images en gros plans sur ses mains, qu’elle habille de faux ongles à facettes pailletées, disent que cette partie du corps sera essentielle dans le voguing. Des séquences de coupe la montreront dans ses interventions sur les scènes, de Paris ou du monde. Et le film se refermera sur les images de son corps dansant, corps à la corpulence masculine habité d’une grâce extrêmement féminine !
Fort-de-France, le 29 mai 2021
- Queer est un mot anglais signifiant « étrange », « peu commun », « bizarre » ou « tordu », il est utilisé pour désigner l’ensemble des minorités sexuelles et de genres : personnes ayant une sexualité ou une identité de genre différentes de l’hétérosexualité ou de la cisidentité² (Wikipedia). Le queer est un mouvement subversif dont l’objectif est de reformuler les rapports homme / femme dans la société, non plus en fonction de leur identité masculine ou féminine, mais en fonction de leur volonté et de leurs désirs souverains. L’identité ne serait plus biologique, mais sociale. Le mouvement queer s’affirme contre l’étiquetage systématique des sexualités en fonction du sexe biologique, et pour une liberté des pratiques sexuelles et sociales.
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Cisgenre se dit d’une personne dont l’identité de genre (masculin ou féminin) correspond au sexe avec lequel elle est née. C’est le contraire d’une personne transgenre. Connaître les termes appliqués aux nouvelles définitions du genre.