— Par Selim Lander —
Deux expositions simultanées, l’une à Aix-en-Provence consacrée à Yves Klein, l’autre à Paris qui présente trente sculpteurs hyperréalistes, entre lesquelles on ne saurait réaliser un écart plus grand. Ces deux manières d’aborder l’art ont néanmoins un point commun, les deux rencontrent des réfractaires qui leur dénient toute prétention artistique, le monochrome étant rabaissé au travail des peintres en bâtiment qui appliquent une couche uniforme sur les murs et l’hyperréalisme à un recopiage dépourvu d’inspiration, une reproduction servile à base de photos (les tableaux) ou de moulages (les sculptures).
Yves Klein Intime à l’Hôtel de Caumont
Yves Klein représente un cas tout à fait à part dans l’histoire de l’art du siècle dernier. Pour la brièveté de sa carrière, de 1954 à 1962, année de sa mort brutale à trente-quatre ans et pour la manière unique dont il a mis en scène sa pratique artistique. Aussi est-ce une très bonne idée que de mêler dans une exposition la présentation de l’œuvre à celle de la vie de l’artiste.
Klein est connu pour ses fameux monochromes peint dans le bleu « IKB » (International Klein Blue) préparé suivant ses instructions, des monochromes déclinés sous diverses formes, des toiles de format plus ou moins imposant et d’autres supports plus inattendus comme des éponges. Un choix, ceci dit, moins surprenant qu’on pourrait le croire puisque Klein défendait l’idée que le spectateur devait s’imprégner de l’œuvre d’une manière quasi hypnotique. Denys Riout, auteur d’un livre sur les monochromes, considérait que l’art de Klein « ne s’adresse pas aux yeux du corps ».
Les premiers monochromes stricto sensu (distincts des camaïeux) furent réalisés comme des gags par des humoristes ou des poètes (le rectangle noir de Combat de nègres pendant la nuit par Paul Bihaud, 1882, suivi dès l’année suivante par le rectangle blanc de Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige par Alphonse Allais, 1883). Avec le Carré blanc sur fond blanc Malevitch (1918) a inauguré pour sa part le monochrome « artistique ». Klein est donc loin d’en être l’inventeur. Il est plutôt celui qui aura tenté de construire une œuvre faite uniquement de monochromes. Sauf qu’il n’a pas tenu son pari jusqu’au bout et c’est tant mieux car on ne voit pas comment on pourrait attirer de nombreux visiteurs pour contempler uniquement des rectangles ou des objets peints uniformément dans le même « IKB ».
Klein a voulu s’affranchir de l’influence de ses deux parents, eux-mêmes peintres, le père, Fred Klein, figuratif et la mère, Marie Raymond, abstraite. Professeur de judo, ses premiers monochromes ne sont eux aussi que des gags, soit deux catalogues (1954) reproduisant des toiles qui n’existaient pas, collection imaginaire mais qui se révélera bientôt comme une prophétie autoréalisatrice.
Le premier monochrome rencontré dans le parcours de l’exposition, datant de 1955, de dimension imposante puisqu’il fait plus de deux mètres de long, n’est pas bleu mais orange ! Le bleu s’installe ensuite et ce n’est qu’à la toute fin des années 50 que d’autres couleurs apparaîtront, « monogolds » faits de feuilles d’or, cartons brûlés au chalumeau agrémentés ou non de taches de couleur, mais aussi des triptyques de rectangles rouge, bleu et or qui sont désormais pour l’artiste ses trois couleurs fondamentales.
Parallèlement, Klein avait inauguré une autre manière de présenter son bleu avec des résultats, souvent séduisants, qui oscillent entre l’abstrait et le figuratif. Moyennant quoi il est bien difficile d’échapper durablement aux canons de l’art ! Ces « anthropométries » sont réalisées en demandant à des modèles nues, préalablement imprégnées de peinture bleue de se presser contre des toiles blanches, à la façon des suaires. L’exposition d’Aix présente des photos très agrandies de ces sortes de happening puisque Klein a réalisé certaines de ces œuvres devant un public choisi.
Le Klein intime, c’est d’abord le Klein amical. N’a-t-il pas fondé avec quelques artistes proches un groupe intitulé « Nouveau réalisme » (1960) ? En témoignent des œuvres élaborées en commun, comme Excavatrice de l’espace avec Tinguely, ou des œuvres d’hommage comme le portrait en pied par Christo de Klein et Rotraut le jour de leur mariage (voir ci-dessus un détail du tableau) ou encore les assemblages d’Arman intitulés Portrait-Robot représentant Yves Klein et Rotraut. Klein lui-même a réalisé des moulages de certains de ses amis (Portrait relief de Claude Pascal).
Mais le Klein intime c’est aussi l’individu teinté de mysticisme (Ex-voto dédié à Sainte-Rita de Cascia), ou l’apôtre de la légèreté (Un homme dans l’espace, photomontage d’un saut dans le vide), l’inventeur d’un Rocket pneumatique. C’est enfin l’homme qui aimait à se mettre en scène comme dans les séances d’anthropométrie où il guidait ses modèles ganté de blanc et lors de son mariage où il s’était revêtu de l’uniforme des chevaliers de l’ordre des Archers de Saint Sébastien.
C’est donc bien l’homme et l’œuvre qui sont présentés dans l’exposition d’Aix.
Yves Klein intime, Hôtel de Caumont, Aix-en-Provence, 28 octobre 2022 – 26 mars 2023
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Expo Hyperréalisme – Ceci n’est pas un corps au musée Maillol
Trente sculpteurs de la même école réunis dans un seul musée. Une occasion à ne pas manquer pour tous les amateurs de l’art contemporain qui ne rechignent pas devant une discipline où, il est vrai, la technique, l’artisanat, tiennent une part plus essentielle qu’ailleurs. Mais l’art ne se mesure pas à ces critères. Il nous touche ou ne nous touche pas et les œuvres hyperréalistes ont justement la caractéristique d’émouvoir davantage que bien d’autres. C’est le choc du plus vrai que vrai ! Les sculpteurs au XIXe siècle dont on peut voir des exemples au musée d’Orsay voisin, par exemple, peuvent atteindre une sorte de perfection dans la reproduction de la nature quand ils ne la magnifient pas (à l’instar de photoshop aujourd’hui!). Les hyperréalistes ne trichent pas en général avec la réalité, sauf ceux qui expérimentent des déformations plus ou moins réussies. D’où vient alors ce sentiment d’étrangeté qui nous saisit face à leurs œuvres ? Sans doute le contraste entre leur réalisme souvent si parfait qu’on les croirait vivantes et leur immobilité qui est le contraire de la vie. Ceci valant pour les œuvres grandeur nature. L’effet d’étrangeté est évidemment accentué lorsque l’artiste joue sur l’échelle de l’œuvre. On a sans doute à l’esprit quelques œuvres emblématiques à cet égard comme le petit (par la taille) Hitler à genoux en prière de Mauricio Catelan (Him, 2001) ou la femme géante couchée dans un lit de Ron Mueck (In Bed, 2005). Les œuvres animées ajoutent quelque chose d’autre. On pense, par exemple, au petit personnage de Kristof Kintera exposé en 2007 au Palais de Tokyo, habillé comme un garçon d’aujourd’hui, vu de dos et appuyé contre un mur, si réaliste qu’on croit le reconnaître comme un enfant en train de bouder et dont les parents ne sont pas loin. Il y a un réel effet de surprise lorsqu’il commence à se cogner la tête contre le mur, accompagné d’un bruit de coups violents (Revolution, 2005) puisqu’on prend conscience seulement à ce moment-là de son caractère factice.
K. Kintera est absent de la sélection du musée Maillol, contrairement à M. Catelan et à R. Mueck présents chacun avec une œuvre. Le premier avec un Ave Maria (2007) qui ne fait pas partie de ses œuvres les plus convaincantes (trois bras sortant d’un mur qui paraissent esquisser un salut nazi). Le second avec une figure masculine en réduction, agenouillée et couverte d’un drap dont on voit seulement sortir la tête (Man in a Sheet, 1997). Mais l’exposition commence à juste titre avec les initiateurs de la statuaire hyperréaliste, à commencer par Duane Hanson (1925-1996) dont les sculptures représentant des personnages de la vie quotidienne font toujours impression, la plus connue étant vraisemblablement celle de la femme poussant son caddy de supermarché plein à ras bord (Caddie, 1969). D. Hanson est représenté ici par deux œuvres en bronze (et non en résine comme la plupart), Cowboy with Hay (1984-1989) et Two Workers (1993), les deux d’une belle facture. On n’en dira pas autant de John Deandra (autre précurseur, né en 1941) dont les nus disposés à l’entrée de l’exposition semblent avoir perdu leur couleur d’origine. Du même mais plus convaincante, la femme – nue également – présentée au milieu de statues de Maillol au dernier étage du musée (Ariel II, 2011).
Cette riche exposition de quarante pièces est divisée en six sections dont les titres – « répliques humaines, monochromes, morceaux de corps, jeux de taille, réalités difformes, frontières mouvantes » – permettent de se faire une bonne idée des différents sous-genres de la sculpture hyperréaliste. S’il est naturellement impossible de passer toutes ces pièces en revue icii, on en mentionnera quelques-unes qui nous ont particulièrement frappé, comme ce couple en maillot de bain affalé dans des transats par Jacques Verdun (Pat & Veerie, 1974) ou la sculpture-installation de Peter Land qui représente un clochard couché par terre, le haut du corps sortant d’un carton, carton suivi par d’autres de telle sorte que les pieds n’apparaissent que très loin, à la sortie du dernier carton (Josh, 2010). Les hyperréalistes peignent une réalité rarement drôle, alors quand l’un deux s’en affranchit et conçoit une pièce qui relève plutôt du phantasme et du gag, elle se fait tout de suite remarquer. C’est le cas pour la Chiquita Banana de Mel Ramos (2007). Enfin, on ne saurait manquer d’attirer l’attention sur la pièce la plus extraordinaire de l’exposition, le Jonathan (2009) des artistes en duo Laser et Kunz qui ont réussi l’exploit de rendre réaliste une sculpture qui parle, les mouvements du visage, lèvres, joues, yeux étant parfaitement en accord avec les paroles prononcées : un chef d’œuvre de robotique annonçant les parfaits androïdes de demain.
Hyperréalisme – Ceci n’est pas un corps, Musée Maillol, Paris, 8 septembre 2022 – 5 mars 2023.
iLe catalogue y pourvoira ou, à défaut, le guide du visiteur distribué gratuitement qui commente brièverment chacune des œuvres.