— Par Philippe Charvein —
Les artistes conviés-conviées dans le cadre de cette exposition collective, expriment à travers leurs œuvres, qu’elles soient plastiques ou picturales, une vision du monde, pour ne pas dire une philosophie.
Cette exposition dont le titre est significatif : « Féminin pluriel Généalogies », se présente comme un éloge de la diversité, de la multiplicité qui serait à la source même du vivant. A quoi bon, en effet, semblent nous dire ces artistes, tout ramener à un principe unique, à un système hiérarchique, à une « genèse » réductrice ? Cette exposition est finalement l’occasion d’une célébration : célébration d’une humanité riche de tous ses particuliers ; de toutes ses histoires personnelles ayant contribué – contribuant encore – à un destin commun, une œuvre commune. Célébration d’une humanité saisie dans sa chair, dans sa multiplicité… une humanité destinée à s’enrichir de nouvelles éclosions.
« Généalogies » au pluriel, à cet égard ou la mise en évidence de toutes ces lignes qui se croisent et s’entrecroisent, s’imbriquant les unes aux autres, figurant ainsi une humanité multiple se régénérant en permanence… se construisant en permanence, avec, semble-t-il, le Féminin au centre de tout, comme une sorte de principe générateur et multiplicateur insufflant une vitalité particulière… et renouvelée.
L’un des thèmes majeurs de cette exposition construite autour des « Généalogies » est précisément celui de ces connexions permanentes entre passé, présent et avenir. Chacune de ces temporalités se nourrissant l’une l’autre, faisant ainsi en sorte que l’humanité s’inscrive toujours dans une dynamique vitale certaine.
Cette perspective est d’emblée illustrée à travers les toiles de Yolande GASPARD et les réalisations artistiques de Nadia BURNER.
S’agissant de la première, relevons ainsi les toiles : « Tribute to my lost tribes », « Chaudron de mes alchimies génétiques. »
S’agissant de la deuxième, nous pouvons relever : « Premières de cordée », « Amarrée. » Sans multiplier les faits, remarquons précisément ces multiples imbrications caractérisant les toiles de la première artiste que nous avons évoquée. Imbrications sans fin ; embranchements multiples dont la finalité est de figurer la vitalité et la permanence d’une histoire collective, nullement sujette au temps qui passe. Lorsque notre attention se porte sur la toile intitulée : « Tribute to my lost tribes », nous nous trouvons irrémédiablement inscrits au cœur d’un dédale sans fin, fait de circonvolutions s’entrecroisant, s’imbriquant les unes aux autres. Autant de circonvolutions figurant une mémoire humaine particulièrement riche et diversifiée ; une mémoire riche de ses mille rhizomes.
Fait significatif : la superposition de « pièces » portant telle ou telle figure humaine… manière, pour Yolande GASPARD, de restituer une humanité qui – depuis le commencement – se construit et s’articule autour d’individus ayant lutté pour ne pas sombrer dans l’oubli ; lutté pour préserver une identité en dépit des violences et des méandres de l’Histoire. Que dire de ces pièces noires en suspension, si ce n’est qu’elles figurent les constructions et les identités à venir… une humanité qui ne s’écrit nullement en pointillés, mais préfigure d’emblée les futures circonvolutions qui viendront l’enrichir ?
Autant d’ouvertures de fenêtres de la mémoire. Cette toile s’impose à nous dans sa dimension d’hommage. Hommage que Yolande GASPARD rend aux siens ; à ses ancêtres dont elle veut faire émerger la mémoire et les visages, comme en témoignent sans doute ces nombreux tracés qui confèrent une dynamique à l’ensemble… un mouvement d’ensemble.
Même dynamique s’agissant de ce… « chaudron » dont la puissance intrinsèque, déjà rendue par ce rouge incandescent, est, par ailleurs, ceinturée de veines organiques – s’emboîtant les unes aux autres – assurant le passage d’une énergie intarissable et marquant la présence de la grande matrice vitale, à la fois biologique et matérielle !
S’agissant des « Premières de cordée » de Nadia BURNER, l’élément fondamental est l’emploi du tissu madras. Ce tissus madras disposé de telle sorte qu’il s’impose comme un amas d’entrelacs figurant métaphoriquement toutes ces femmes antillaises qui ont tissé un avenir commun. Là encore, nous pouvons être sensibles à une dimension d’hommage ; hommage que Nadia BURNER rend à ces « premières » femmes martiniquaises ayant réussi à faire peuple ; à construire une totalité aussi riche que signifiante !
La finalité est la même s’agissant de sa deuxième réalisation : « Amarrée », constituée de verres polis sur plaque de PVC. Après le cercle figurant une totalité parfaite, place à une autre forme parfaite : celle de ce triangle récapitulant en lui toutes les destinées humaines qui, rassemblées, ont constitué et constituent encore l’âme de tout un pays… lui donnant son assise, son harmonie, sa structure. Nadia BURNER a peut-être également voulu marquer (et dénoncer) le destin de ces femmes n’ayant pu se délier, se dénouer, se libérer ; contraintes de rester « à quai », à l’instar d’un esquif devant renoncer à la mer.
Généalogies au pluriel, où l’évocation d’une humanité saisie dans sa chair, dans sa multiplicité… une humanité inscrite dans un dynamisme perpétuel du fait des filiations, des liens, des naissances… une humanité, par ailleurs, inscrite au cœur d’une nature première (et primaire) faite – elle aussi – d’entrelacs et de ramifications. S’agissant de cette nature, en effet, nous sommes davantage attentifs à l’entrelacement des branches, des ramures et des feuilles que sensibles au tronc de l’arbre et à sa racine unique.
Le Féminin pluriel signifie à cet égard la primauté des réseaux dénués de centre par opposition aux arborescences logiques et généalogiques.
Cette perspective se retrouve dans les photographies en noir et blanc de Betty MELON : « Tree I et II », « Fillettes de Banganté » et sur la gravure sur linoléum d’ISKIAS intitulée : « Maternité ». Dans un seul et même mouvement dynamique, en effet, les photographies de Betty MELON présentent – en situation, en relation les uns aux autres – des êtres humains, une main et des éléments de la nature, comme pour mieux signifier sans doute ce dialogue permanent entre le milieu naturel premier (celui d’où tout a commencé) et les êtres humains au cœur de leur évolution et de leur développement.
Liens intergénérationnels entre ces deux jeunes filles de Banganté au début de leur existence, portant un certain regard apaisé et amusé en direction de l’objectif et le compteur âgé portant, pour sa part, un regard grave et désabusé sur le monde et sa propre condition sociale et matérielle.
Cet homme qui semble une petite parodie de la « masculinité », de la virilité ; le conteur étant devenu un compteur, un comptable pris dans la dérive matérialiste ; ayant oublié la « féminité » de son âme.
Liens entre ces visages qui traduisent la présence d’une humanité affichant la réalité de sa présence malgré tout ; de son identité. Le choix de la photographie en noir et blanc permet précisément à Betty MELON de restituer cette chair humaine au cœur de ses aspirations, de ses difficultés, de son labeur. Notons, à cet égard, le lien – quasi générationnel – entre cette main prise (prisonnière ?) dans les anneaux d’un fil de fer barbelé et les ramures et autres ramifications d’un bois, d’une écorce. Cette main qui s’impose comme une figuration abstraite de la contrainte imposée à la femme ; laquelle ne peut, de ce fait, déployer ses talents. Ramifications qui, nous l’avons dit, caractérisent aussi les arbres photographiés. Manière, pour Betty MELON, de saisir, de capter ces « filiations »,
Ces « généalogies » en mouvement rapprochant êtres humains et éléments de la nature… mouvement restitué aussi bien par la position des fillettes que par les formes des branches des arbres (en attente, semble-t-il, de connexions), sans oublier la main humaine exerçant une pression sur les fils au détriment de son intégrité. Généalogies inscrites dans une dynamique vitale perpétuelle donc !
Généalogies ou l’évocation de ces liens qui se tissent déjà entre l’enfant qui vient de naître et sa mère en train de l’allaiter.
Perspective illustrée à travers la gravure que nous propose ISKIAS et qui, d’un point de vue formel, n’est pas sans rappeler le format de la photographie. Manière, pour ISKIAS, de restituer la chair même à proprement parler de cet évènement déterminant unissant une mère et son enfant ; cette fusion – première – entre deux chairs au cours de laquelle se décident et se dessinent les premiers rapports… fusion tellement intense que l’enfant se fond presque dans le corps de sa mère !
Généalogies ou l’évocation magique des éclosions actuelles et futures. Certaines toiles traduisent en effet un regard émerveillé et optimiste sur le monde ; sur sa capacité à favoriser des florescences toujours renouvelées et dynamiques.
Cette perspective se retrouve dans le « Paysage lyrique » d’Eymric MODERNE dit « MOEY », de même que dans sa toile intitulée : « Amour ». Sur la première toile évoquée donc, une végétation magique colore l’espace informel du monde de ses formes les plus variées… formes dont les multiples embranchements sont – déjà – le gage de futures éclosions ; lesquelles viendront sublimer le réel à leur tour. Notons à cet égard que même l’animal sauvage – une panthère ? – en bas à gauche de la toile (et dont une partie du corps est sublimé par des pierres précieuses) s’insère dans ce paysage naturel au point de devenir lui-même un élément du décor. Décor magique, paysage magique que celui que nous propose l’artiste et qui s’impose du fait de sa seule présence agissante !
Sur la deuxième toile évoquée, nous distinguons un cygne ou un paon – magique lui-aussi – déployant ses plumes. Mais le plus important est sans doute cette palette de couleurs présente sur la droite. Palette de couleurs, en effet, qui s’impose comme un réservoir disponible ; comme un champ des possibles offert à l’oiseau, lui offrant la possibilité de s’enrichir lui-même, de s’enrichir de nouvelles potentialités colorées (de devenir à volonté un nouvel oiseau), de possibilités multiples.
Gage de permanence qu’est cette palette de couleurs en fin de compte au moyen de laquelle l’Amour affiche sa matérialité sur le voile de l’infini… établissant ainsi une généalogie enrichie entre les êtres humains et lui… êtres humains en quête d’amour !
Les toiles d’Eric VINCENT (« Interférence 01,02,03,04 ») et de Martine PORRY (« Conversations ») ont ceci de particulier qu’elles mettent en évidence des individus pris dans un mouvement collectif, une relation, une conversation, un tissage de voix. L’unité vient de l’artiste lui-même qui construit une harmonie entre ses personnages ; personnages archétypaux, presque abstraits dans leur figuration cubiste. Telle est la philosophie qui semble s’exprimer ici : l’unité naît de la diversité. Sans multiplier les faits s’agissant des toiles du premier artiste évoqué, nous pouvons relever cette mise en relation d’êtres anthropomorphiques donnant le sentiment d’entrer en « interférence » les uns avec les autres, chacun voulant parvenir à une sorte d’ « élévation ». Évoquons, par ailleurs, cette sorte d’aura magique entourant ces êtres et qui restitue métaphoriquement cette palpitation individuelle, ce lien vibrant d’énergie qui anime chacun d’entre eux – dans son coin – et que l’oiseau porte symboliquement, l’enveloppant dans une atmosphère de paix. S’agissant des toiles de la deuxième artiste évoquée, le plus important ne réside pas tant dans l’identité des êtres que nous avons sous les yeux (des êtres d’inspiration cubiste) que dans cette mise en relation les mettant en présence les uns les autres. Une mise en relation agissante, comme en témoigne ce jeu des couleurs tenant lieu d’échanges et de communication.
Généalogies ou une réflexion artistique sur le… « Féminin pluriel » ; sur la représentation de la femme.
Parmi les toiles que propose Eymric MODERNE dit « MOEY », deux, en effet, portent des prénoms féminins : « Marie-Françoise » et « Natacha ». Deux toiles dont la particularité est de mettre en évidence un… « cœur » au centre de paysages lyriques et magiques. S’agit-il, pour l’artiste, de rendre hommage à la femme dont la présence métonymique (sous forme de cœur) est au cœur de tout ; est à l’origine de toutes les éclosions ?
S’inscrivant dans le sillage de ces toiles, les quatre seins en céramique émaillée réalisés par Victor ANICET et regroupés sous le titre : « L’Humanité ». Illustration artistique et symbolique particulièrement fort de cette humanité qui se régénère !
Est-ce ce « Féminin pluriel » qui permet à ces deux esclaves enchaînées « nées sous X » de continuer à avancer et de survivre ?
La charge symbolique de cette réalisation de Yolande GASPARD est manifeste dans la mesure où à l’intérieur même de ces êtres se trouve figurée une sorte d’éclosion interne ; une sorte de fluorescence… comme un principe vital protégeant leur identité même en dépit des entraves.
Philippe CHARVEIN, le 19/07/2024