Exposition « Dessiner » : tout un art!

Au Centre d’Activités de Bellevue jusqu’au 4 juin 2022
— Par Marie Gauthier —

« Il se peut que le dessin soit la plus obsédante tentation de l’esprit… Le monde visible est un excitant perpétuel : tout réveille ou nourrit l’instinct de s’approprier la figure ou le modelé de la chose que construit le regard ».

Paul Valéry

Dans l’art contemporain, le dessin a pris une place nouvelle en se libérant des contraintes traditionnelles. Il est devenu un art à part entière.

Du l’italien disegno, qui signifie à la fois « dessin » et « dessein », lui-même une altération du latin designare (représenter), le dessin figure un concept, ou bien représente le réel observé ou imaginé. Traditionnellement, il se faisait sur un support papier ou carton, souvent de faible dimension. De la Renaissance au xixsiècle, l’apprentissage du dessin nécessitait l’acquisition d’une technique rigoureuse basée sur l’observation de modèles vivants ou de moulages de l’Antiquité gréco-romaine. Selon le principe de l’Académie, pour exceller en tant que peintre, il fallait d’abord se montrer bon dessinateur. Le processus créatif passait par les dessins préparatoires en vue de la réalisation d’une œuvre en devenir, plus grande et aboutie, que ce soit en peinture, en sculpture ou en architecture.

Au xixsiècle, Gustave Courbet opère une rupture, refusant les règles académiques, il choisit ses sujets dans la vie quotidienne. À cette même époque, les nouvelles techniques de reproduction et l’invention de la photographie permettent au dessin de devenir un genre indépendant. Qu’il soit gravure, lithographie ou mine graphite, le dessin s’émancipe du processus préparatoire de l’œuvre achevée, sort des ateliers et s’expose comme une forme artistique indépendante. Lignes, points, traits, nuances en constituent toujours le vocabulaire. Puis l’art moderne, les cubistes, les surréalistes continuent de lui donner sa dimension d’art autonome.

Dans l’art contemporain, toutes les données du dessin classique sont analysées, libérées dans des pratiques nouvelles. Dimensions, supports, nouveaux outils liés aux avancées technologiques offrent au dessin des formes et un sens jamais vu. Celui-ci s’ouvre en un processus créatif qui peut être lié au projet en devenir ou en être l’aboutissement. Désormais, presque tout peut servir de support au dessin (sol, mur, peau, etc.). Tous les matériaux, tous les outils sont prétextes à la mise en forme de la réflexion en lien avec la pratique artistique de l’artiste. L’atelier devient laboratoire de recherche où expérimentations, graphismes, écritures montrent l’émergence et le mouvement de la pensée. Est privilégié le work in process et sa visibilité : traces, effacement, recouvrement, grattage, gribouillis, le non fini, etc. L’acte de dessiner se détache du carcan académique qui le retenait et devient expérience artistique libre.

Par sa dimension modeste qui oblige à se rapprocher pour la voir, l’image dessinée s’adresse davantage à l’individu qu’au groupe et invite à une expérience de l’intime. Cette proximité permet de découvrir les détails, les gestes et les traces de l’artiste. Par son caractère unique, spontané, fragile, parfois d’apparence maladroite ou au contraire virtuose, le dessin porte en lui une authenticité émouvante. Les jeux graphiques, réduits à des formes, des traits, des ombres sur le fond blanc concentrent notre attention sur la compréhension et sur les émotions suscitées, interrogent silencieusement notre existence et nous renvoient à l’essentiel.

Certains artistes de cette exposition fondent presque exclusivement leur pratique artistique sur le dessin. C’est le cas pour Vincent GAYRAUD, JULI.A, Jean-Jacques LECOQ.

Magnifiant le corps masculin antillais, Vincent GAYRAUD utilise les outils traditionnels, tels le fusain ou l’encre de Chine, sur des pans de papier flottants, qui surprennent par leur grande dimension et leur forte présence. Les nuances de noir, de gris, juxtaposées, superposées sur le fond blanc révèlent à la surface de la peau et du papier le frémissement interne du corps vivant.

La répétition des gestes ancestraux de tresser, nouer, croiser, entortiller, évoque symboliquement la transmission de pratiques artisanales ou rituelles et le lien entre les humains. JULI.A se saisit du motif pour présenter des dessins à l’encre de Chine d’une grande sobriété.

Jean-Jacques LECOQ pratique inlassablement le dessin comme « un journal intime et une façon d’être ». L’enchevêtrement des lignes crée des images étranges où le minéral, le végétal, l’animal, l’humain se métamorphosent sans qu’il y ait rupture entre réel et imaginaire.

Que ce soit sur papier ou sur toile, Chantal CHARRON dessine des écritures. Sa main danse, légère, avec le fusain, la plume, l’encre de Chine ou le brou de noix. Au lieu des signes s’étirent des silhouettes, désagrégées par l’intense lumière du fond. Ces êtres silencieux sont là, réunis dans un mirage intemporel.

Selon une hiérarchie de la surface, ISKIAS construit un dessin imaginaire en une concentration animée et dense. À la manière d’un collage, il juxtapose et superpose des personnages et des décors chargés de détails. Rien n’est laissé au hasard et toute la composition est soutenue par une technique de dessin figuratif maîtrisée.

Le chien, l’oiseau, la lune, les chiffres du temps organisent le sens poétique et mystique des dessins d’HAMID. Sur des fonds monotypes, le tracé de ces dessins au style enfantin est incisif, léger, sans tremblement, suspendu à la surface devant la profondeur d’un fond sans fond.

« La tête infiniment ailleurs » est une série de poèmes dessinés commencée il y a longtemps, et reprise périodiquement. Sur des fonds aquarellés ou encrés, des dessins au crayon à bille ou au pinceau fin, Marie GAUTHIER fait naître des paysages, des ambiances de rêve célestes ou sous-marines, propices au voyage intérieur.

Les dessins symboliques et poétiques de Julie BESSARD font jaillir des fonds blancs lumineux, l’alternance des traces spontanées de l’artiste. Des gestes amples et légers, ou d’autres, appuyés et hachurés, cohabitent et révèlent les plis ouverts en fleurs tropicales ou plus fermés en conques marines.

Sur du papier artisanal, MAURE œuvre dans le calme et le silence. De ces petits formats, croirait-on des restes, elle trace au bon endroit des bribes de lignes, des calligraphies minuscules à peine visibles, des taches de couleurs intenses, des bouts de fil, des « presque riens » simples, fragiles, précieux, la Poésie des petits riens qui rayonnent tout en douceur.

Le dessin contemporain n’est plus un art mineur, il est maintenant estimé et recherché. En couchant sur le papier ses visions, l’artiste d’aujourd’hui, prenant en compte la mémoire des premiers graffitis des grottes ainsi que les héritages de toutes les cultures, invente de nouveaux imaginaires pour tenter d’exprimer son univers intime ou reconstruire le monde.

Marie GAUTHIER

Mai 2022