Jusqu’au 31 décembre au Créole Arts Café à Saint-Pierre
L’exposition intitulée : « ATOUMO » est une célébration des signes ; qu’il s’agisse de signes graphiques, de tracés, de motifs picturaux, de clichés, d’installations, de structures ou même, tout simplement, de « mots » autant de déclinaisons qui portent et illustrent d’emblée l’ambition multiple rassemblant et reliant les artistes conviées à l’occasion de cet évènement : parer les maux attachés à notre condition humaine ; dire la faiblesse et la grandeur de celle-ci ; exalter la vie qui renaît en permanence ; promouvoir les interconnexions entre les cultures ; nous inviter à une réflexion sans cesse renouvelée, à la fois sur autrui et sur nous.
Les artistes ici conviés célèbrent donc le langage dans ses différentes formes ; lesquelles leur donnent ainsi la possibilité de célébrer le monde, de décliner la diversité de l’univers.
ATOUMO, ou l’évocation métaphorique de l’Art, perçu comme une infusion salvatrice, gage de santé et de vie, au moyen de laquelle nous guérissons de nos blessures existentielles et de notre mal-être.
Derrière le terme créole « ATOUMO », nous trouvons une allusion aux mots, aux signes ; qu’ils soient picturaux ou verbaux. Bien plus, l’exposition qu’il nous est donné de visiter, est construite autour d’un dialogue rapprochant langage écrit, langage pictural et langage plastique. Les artistes qui utilisent le pouvoir iconique de la peinture ou des diverses représentations concrètes du réel, considèrent-ils le langage verbal comme un métalangage qui peut être révélé, ou, au contraire, comme un langage qui doit rester implicite dans telle ou telle réalisation ? Les signes, les graphismes, les images, les symboles, constituent un langage pleinement signifiant, pleinement vivant par lui-même. Un langage capable – par lui-même – d’écrire une histoire ou un vécu, qu’il soit personnel ou collectif. Un langage capable – par lui-même – de se mettre en scène et d’assurer sa propre permanence. Agissant ainsi, c’est la permanence même de notre humanité qu’il grave de manière durable.
Cette perspective se retrouve d’emblée dans les toiles que nous propose Fabienne CLEMENT et regroupées sous le titre « Marqueterie ». Toiles originales, en effet, par le biais desquelles l’artiste illustre parfaitement la dualité entre le langage des choses et celui des mots. Les feuilles de bananiers et de cannes à sucre qu’elle parsème de mots, figurent tout un arrière-plan historique et tragique : celui du monde de la plantation. Manière, pour l’artiste peintre, de nous inviter à le dépasser !
Même ambivalence à travers la toile de Marie-Annette FOURNIER intitulée : « à Fleur de Mots ». Même tension qui n’est pas sans rappeler les deux aspects du mythe : un récit, certes, mais aussi des images ; ces deux éléments soulignant un aspect essentiel de l’être humain : ici, l’imaginaire représenté par cette sirène, personnage de nombreuses légendes qui, sur la toile, semble penché sur un texte ; se plonger dans sa lecture au point que sa tête est devenue un… « œil » qui scrute les mots et regarde le spectateur-la spectatrice en même temps.
Sans doute avons-nous affaire à ce « troisième » œil que les mystiques représentent parfois comme un symbole de spiritualité.
Les mots qui invitent à la réflexion permanente, à l’exacte appréciation de la réalité des faits… à une remise en question salutaire. Telle est la perspective qui rassemble les toiles de DAOUIA (« Phénotype ») et de Raymond MEDELICE (« Les mots et les maux »). Comment, en effet, mieux affronter et dénoncer les préjugés raciaux fondés sur les différences de couleurs de peau (l’un des plus terribles maux déchirant notre humanité) que de couvrir de mots ce mal, que de décliner quasiment à l’infini les sous-entendus langagiers dont il se pare à l’envie, en même temps qu’ils parsèment notre inconscient ? Voilà précisément le parti adopté par la première artiste que nous venons de citer et dont le titre de la toile provoque le sens. Le mot « Phénotype » désigne, en effet, l’apparence physique, qualifiée souvent d’apparence ethnique ou raciale, comme si la peau se confondait avec l’essence de l’être. Le tableau qu’il nous est donné de voir est donc une toile parcheminée de mots qui font allusion à cette identité ; à cette peau ; à cette superficialité de l’être déclinée de mille manières. Il est, toutefois, intéressant de relever cette opposition entre cette série de mots susceptibles de s’effacer malgré tout, et l’arrière-plan bariolé et coloré figurant symboliquement la supériorité attachée à la diversité des personnes… diversité de peaux, comme autant de possibilités d’enrichissements de notre humanité !
S’agissant des toiles de Raymond MEDELICE, nous remarquons qu’elles sont construites autour d’aphorismes rappelant la vocation spirituelle des Arts ; comme un langage de l’âme. Manière, pour l’artiste, de nous inviter à la réflexion sur l’Art et sa finalité ! L’Art qui, à ses yeux, est une réponse à la fois existentielle et morale à une tendance mortifère nous caractérisant souvent : donner la priorité à une forme de vacuité ! Quand les mots prennent la forme de petites « affichettes » nous invitant à ne pas oublier, à nous recentrer sur telle ou telle préoccupation, nous entrons dans l’univers de Nadia BURNER dont les toiles sont regroupées sous le titre : « Post-it ». Occasion, pour l’artiste, de matérialiser – tout en les partageant avec nous – ses craintes et ses préoccupations d’ordre économique, géopolitique, historique ou mémorielle ! Occasion, pour l’artiste, de manifester un regard lucide et critique sur des comportements et des calculs faisant peu de cas des valeurs humaines !
Sylviane FEDRONIC, pour sa part, nous rappelle que le langage artistique est à l’opposé des clichés et des « effets carte postale ». Pour l’artiste, en effet, les paysages idéalisés saisis par certains photographes, ne font que rendre compte d’une certaine vacuité intérieure. Vacuité qui, ici, est matérialisée par le biais d’un banc sans occupant ; sans échange. Nous pouvons y ajouter cet arbre qui perd ses feuilles, de même que ce paysage dont la stylisation équivaut à une forme de nudité.
Evoquons maintenant la réalisation de Monique HARDY intitulée : « Le mystère du monde ». « Mystère » qui prend la forme d’un miroir magique dont la particularité est de refléter les potentialités colorées d’une nature riche, à l’injonction vitale inédite. Injonction redoublée, d’un point de vue visuel et concret, par la superposition de ces feuilles en papier portant (et distillant) citations poétiques et extraits de discours.
Manière, pour l’artiste, de figurer le mystère d’une nature capable de décliner à l’envie ses diverses beautés… une nature qui sort du cadre et dissémine ses éléments vitaux…
une nature qui change en permanence… multiple, comme en témoignent symboliquement les deux pattes palmées faisant référence à l’oiseau prêt à nager, à échapper aux limites terrestres, par extension ! Le visiteur-La visiteuse aura noté cet hymne à la poésie, capable de chanter les beautés du monde ; de sublimer le réel ; de nous inscrire dans un idéal certain. L’artiste nous propose, en effet, une magnifique allégorie d’un univers qui ne s’articule pas autour de la séparation des divers règnes, comme si le vivant et le non-vivant se rejoignaient à travers une œuvre artistique ; une même unité.
Après le miroir magique de Monique HARDY, place à cette installation murale, une réalisation de Catherine BLAND représentant une sorte de liane quasi personnifiée… une liane aux nombreux embranchements et qui semble effectuer un pas de danse, par ailleurs. Evocation métaphorique d’une nature alerte, se régénérant vite, toujours en quête d’éclosions multiples !
L’exposition : « ATOUMO » qu’il nous est donné de visiter, s’articule en effet autour de la nécessité de la rencontre entre les peuples ; entre les cultures ; cela, afin d’éviter l’un des pires maux qui soit : celui de la dilution.
Cette perspective rassemble des œuvres aussi diverses que la toile d’Anick EBION (« Liannaj »), celle d’Elisabeth ALEXANDRINE (« Rhizome ») et les « cases créoles miniatures » en porcelaine, fabriquées par Valérie PAUVERT. Point commun de ces réalisations : la promotion de la poétique glissantienne de la Relation, portée notamment par le concept du « rhizome », cette racine qui rassemble et met en relation tous les peuples, indépendamment des frontières. Sans multiplier les faits, relevons, à cet égard, ces lianes qui débordent de la toile de la première artiste que nous avons citée et semblent vouloir entamer leur entreprise de construction générale. S’agissant de la deuxième toile que nous avons évoquée, nous relevons d’emblée ce triangle qui englobe le monde tel qu’il est perçu selon la visée glissantienne… triangle d’autant plus important selon la démarche de l’artiste, qu’il confère une sorte d’aura supérieure à ce nouveau monde réduisant en effet à néant l’odieux triangle associé à la traite. Associés à ce triangle, cette assemblée d’individus que rapprochent des passerelles – rhizomes ou lianes – constituées de mots, de même que cet univers de coraux s’imposant comme un plasma nourricier. Soulignons, enfin, la place et la situation centrales de la Martinique… la Martinique qui bénéficie pleinement et directement de cet apport nourricier de toutes les cultures. Le visiteur-La visiteuse aura noté ce nouvel hymne à l’adresse de la poésie, matérialisé par ce « lien » constitué de mots aux connotations glissantiennes qui, à l’instar d’une liane, rapproche les êtres humains et les continents…lien qui traduit une unité d’ensemble ; une unité des voix qui, dans leur diversité, « chantent » la réalité et l’exigence d’une nouvelle « Relation » !
S’agissant des réalisations en porcelaine de Valérie PAUVERT, nous notons cette « relation » entre les constructions concrètes (ces maisons martiniquaises traditionnelles) et ces tracés blancs, à l’arrière-plan. Tracés qui semblent s’imposer comme le point de départ ; comme une sorte de matrice indistincte d’où les réalisations en porcelaine furent tirées. Illustration artistique de l’idée selon laquelle le formel naît de l’informel ! Illustration artistique de l’idée selon laquelle les réalisations formelles que nous avons sous les yeux – lesquelles sont mises en valeur par des supports – s’imposent comme une sorte de victoire sur le monde informel !
ATOUMO, ou l’exaltation de la vie qui renaît en permanence. Perspective illustrée à travers les « Fleurs épithéliales » proposées par Garance VENNAT et Isabelle PIN. Ces fleurs épithéliales déclinées sur quatre toiles ; redoublées, par ailleurs, aussi bien par le pinceau, que le crayon ou le tressage… comme pour mieux figurer et marquer la victoire des multiples éclosions vitales sur la mort symbolisée par le gisant, emprisonné dans la tôle. Occasion, pour nous, enfin, d’apprécier une verticalité pleine de potentialités renouvelées par opposition à la position allongée du corps sans vie !
ATOUMO, ou la mise en évidence métonymique affirmée de tous ces éléments constitutifs d’une nature et d’une culture antillaises. Perspective qui se retrouve dans les 9 photos que nous propose Sandrine ZEDAME et rassemblées sous le titre « Péyi-nou » ; dans la toile de Claudy DALLA FONTANA (« Félicité ») et enfin dans les 9 toiles de Michèle ARRETCHE, rassemblées dans la série « L’inquiétante étrangeté ». Elément commun à ces œuvres : cette mise en relation – glissantienne – de tous ces éléments qui donnent son identité au pays Martinique ; qu’il s’agisse de sa nature, de son climat, de sa faune, de sa flore, de ses traditions, de sa manière d’être… avec cette intuition selon laquelle tous ces éléments dépassent la seule individualité ; le seul « Je »… avec cette intuition selon laquelle le pays Martinique s’appréhende d’abord dans sa totalité ; dans la totalité de ses différents aspects constituant une mosaïque.
Sans multiplier les faits, nous pouvons noter que la toile de Claudy DALLA FONTANA s’impose comme une sorte de… « carte » presque stéréotypée, répertoriant avec humour les différents éléments de la culture martiniquaise, comme pour mieux matérialiser la primauté de ces derniers par rapport à l’individu ?
L’individu qui, sous le pinceau de Michèle ARRETCHE, est confronté à des paysages à chaque fois changeants et chargés en énergies. Quel contraste flagrant entre ces puissantes cascades irréelles – donnant une touche d’absolu à l’ensemble – et ces petites habitations humaines que l’on voit à peine ! Evocation artistique et symbolique d’un paysage onirique, magique, orchestrant lui-même les fulgurances inédites qui le caractérisent et « subliment » la terre ! Evocation d’un nouveau monde des origines où les éléments sont en fête… et où le sort de l’humain semble un peu incertain !
Réflexion similaire, mais parti pris radicalement différent chez Hélène JACOB pour qui l’humain – en tant que tel, en tant que personnes pleinement diverses et différentes – constitue l’identité d’une terre ; de la terre qu’il habite. Sur l’une de ses toiles au titre évocateur : « Tjé Blendé », nous voyons un milieu, un espace occupé par une humanité saisie dans toutes ses différences. Point de rhizome à proprement parler pour Hélène JACOB… plutôt des contacts, des interactions, que restituent pleinement ces couleurs vives enveloppant les êtres humains ; faisant ressortir la vitalité des consciences et la force des histoires personnelles, des solitudes. Autre élément capital chez cette artiste : cette célébration des femmes ; lesquelles se retrouvent à chaque coin de sa toile… même au milieu, à en juger par la présence d’une femme âgée portant un chapeau. Célébration des femmes plus poussée sur cette autre belle toile intitulée : « Sé douvan nou ka alé ». Deux femmes élégantes évoluent dans un univers de couleurs à la dimension d’absolu, comme s’il s’agissait pour l’artiste de figurer l’horizon des possibles s’offrant à elles et grâce auquel elles échappent à toutes les volontés de domination.
Le geste amical effectué par la femme située à gauche, actualise cet hymne à la sororité.
Même volonté chez Fabienne CABORD, mais parti pris radicalement différent dans la mesure où cette dernière artiste fait le choix du dessin, des tracés. Représentations énigmatiques rendant sans doute hommage à « Celles » qui sont obligées de lutter pour parvenir à une humanité et une identité pleinement reconnues et reconnaissables… « Celles » qui sont obligées de lutter contre l’anonymat et l’oubli, responsables de leur… déshumanisation. Derrière ces dessins énigmatiques (et un peu inquiétants), se laisse deviner un désir dont l’artiste se fait l’écho : celui d’une humanité pleine et entière, loin du statut de « statue », comme elle l’écrit elle-même dans le coin de l’une de ses toiles, évoquant ainsi telle ou telle de ces femmes contraintes à l’anonymat.
Philippe CHARVEIN, le 26/11/2024