— Par Yves-Léopold Monthieux —
C’est la question qu’on peut se poser après le retentissement provoqué par la déclaration du député Aimé Césaire, un jour de novembre 1975, à l’assemblée nationale. Celui-ci craignait que la venue des H’mongs en Guyane, projetée par le gouvernement français, ne conduise à une manière de génocide qu’il a appelé « génocide par substitution ». Etrangement, il opposait un génocide qui n’en est pas un à des gens qui fuyaient ce qu’on peut considérer comme un vrai génocide, au Laos. Finalement, Césaire s’était trompé, mais il avait des circonstances atténuantes. En effet, alors que la population guyanaise était inférieure à 60 000 habitants, le nombre de migrants faisant l’objet du débat à l’assemblée avait été bien supérieur à celui qui a été finalement retenu (2 000 individus environ), et pouvait paraître exorbitant au député.
Comme je l’indiquais dans une tribune, le 24 novembre 2013, La Martinique, ce directeur de conscience, « en novembre 1975, le visionnaire Aimé Césaire s’était prononcé à l’assemblée nationale contre la venue des H’mongs en Guyane. C’est à cette occasion – et à cette seule occasion – qu’il avait prononcé officiellement sa fameuse expression « génocide par substitution ». Celle-ci n’avait eu aucun effet sur la Guyane, qui avait semblé dire… : « pa décidé ba nou ! ». Les H’mongs avaient été acceptés par la population ; ils participent aujourd’hui à la structuration du pays. Le mot de Césaire allait être dès lors récupéré par les Martiniquais, repris à tort et à travers et appliqué notamment au BUMIDOM, ce que le député du PPM n’avait jamais osé. »
En effet, comme s’il ne fallait pas laisser en jachère le mot du poète martiniquais, tous s’en sont emparé : les écrivains, les philosophes, les anthropologues et les démographes ; les autonomistes, les indépendantistes et les départementalistes ; les thésards, les journalistes et les syndicalistes ; les associatifs de toute obédience et de toute chapelle ; sans oublier les césairistes, les césairiens et les césairolâtres. Tous ont été éblouis par la géniale expression : « génocide par substitution ». Bien entendu, ce faisant, tout ce beau monde a participé à cet « en-être » martiniquais convenu et s’est inscrit parfaitement dans le meilleur du « politiquement correct ». Comme si Césaire ne leur avait pas appris à rompre les unanimités.
Le mot génocide qui désigne le crime contre l’humanité est à ce point odieux qu’il ne paraît pas devoir s’accorder de la litote ou de la dérision. Or, après l’avoir fait servir jusqu’à la corde pour combattre le BUMIDOM, on la fait pénétrer un peu partout en dépit du discernement et du bon sens. C’est ainsi qu’il est utilisé aujourd’hui pour qualifier la baisse galopante de la population martiniquaise. Alors que celle-ci est sans doute le tribut de notre présence au sein d’un riche pays européen où la baisse du taux de natalité est naturelle. Là comme dans d’autres domaines, nous avons réagi plus vite que sur le continent : on recule là où les autres ralentissent. On se rappelle que nous étions les plus prompts, au cours des années cinquante, à répondre aux mesures sociales destinées à augmenter la natalité en France. D’où la démographie galopante qui caractérisait la Martinique à cette époque.
Par ailleurs, quel sens donner ici à la formule génocide par substitution dès l’instant qu’il ne s’agit pas de substitution ou de remplacement mais de perte de population, les départs n’étant pas compensés par des gains équivalents ? Mais c’est de la fantaisie pure, à moins qu’il ne s’agisse de coupable innocence, lorsqu’une élue nationale, poussée par un journaliste provocateur, admet sans rire que les déboires de l’hôpital martiniquais procèdent d’un génocide par substitution. Ne serait-on pas plutôt en présence d’un génocide par manque d’imagination ? D’un génocide par abus des recrutements à caractère politique, amical ou familial ? D’un génocide par opposition des élus à l’exercice du pouvoir régalien, notamment dans sa mission de nomination des dirigeants de l’hôpital ?
En effet, au-delà de l’absurdité des affirmations et de nos comportements habituels de rupture psychologique, c’est l’aspect suicidaire de ce prétendu génocide qui vient à l’esprit, dès lors que le glaive semble avoir toujours été tenu par les Martiniquais, eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, l’expression « par substitution » ne peut pas suffire pour justifier les dénaturations domestiques du crime de génocide. Suffirait-elle, en conséquence, pour permettre à la Martinique d’avoir droit de citer au répertoire victimaire et revendiquer sa part de génocide, au même titre que l’Arménie ou le Rwanda ?
Fort-de-France, le 15 janvier 2018
Yves-Léopold Monthieux