— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Depuis les travaux pionniers du linguiste émérite Pradel Pompilus, auteur, en 1958, du premier « Lexique créole-français » (Université de Paris), la lexicographie créole a élaboré nombre de dictionnaires et de lexiques. Un premier état des lieux de cette production a été présenté par Henry Tourneux, un linguiste français ayant collaboré à plusieurs reprises avec la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Il a en effet publié l’article « Un quart de siècle de lexicographie du créole haïtien (1975-2000) » dans « À l’arpenteur inspiré – Mélanges offerts à Jean Bernabé », ouvrage dirigé par Raphaël Confiant et Robert Damoiseau (Éditions Ibis rouge, Matoury, Guyane, 2006). Dans le prolongement de cette étude, nous avons présenté un état des lieux couvrant une plus longue période sous le titre de « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (journal Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2021). Pour la période 1958 – 2022, nous avons répertorié et classé 64 dictionnaires et 11 lexiques, et dans des articles subséquents nous avons complété cet essai par l’évaluation lexicographique de plusieurs ouvrages et plus récemment par le bilan analytique de chacun des trois lexiques anglais-créole du domaine juridique élaborés aux États-Unis et que nous n’avions pas retracé dans notre « Essai de typologie ».
Ces trois lexiques ont pour titre : « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (New Jersey Courts, Administrative Office of the Courts, version de juillet 2023) ; « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (The University of Arizona Press, 1998) ; « English Haitian Creole Legal Glossary », par Jean-Robert Cadely et Joelle Haspil (Educa Vision, 1999). Notre évaluation analytique de ces trois lexiques est consignée dans les articles suivants : (1) « Le naufrage de la lexicographie créole au « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (Rezonòdwès, 16 septembre 2023) ; (2) « Le traitement lexicographique du créole dans le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation (University of Arizona) » (Rezonòdwès, 25 septembre 2023) ; (3) « Le traitement lexicographique du créole dans le « English Haitian Creole Legal Glossary » de Jean-Robert Cadely et Joelle Haspil » (Rezonòdwès, 15 février 2024).
L’objet du présent article consiste en l’examen comparatif de ces trois lexiques anglais-créole du domaine juridique publiés aux États-Unis : ces ouvrages ont-ils des cibles et des caractéristiques lexicographiques communes ? Ont-ils tous les trois été élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle ? Les trois ouvrages apportent-ils une contribution scientifique au vocabulaire créole du Droit ? Le présent examen comparatif est conduit dans le contexte où, en Haïti, plusieurs institutions ont récemment procédé au lancement de la Chaire « Langue créole dans la justice » (voir notre article « Lancement de la Chaire « Langue créole dans la justice » : nouveau « gadget » ou véritable entreprise d’aménagement linguistique en Haïti ? », Madinin’Art, 3 mars 2024). Pour mémoire : parmi les lourdes lacunes de ce projet de « Chaire langue créole dans la justice », nous avons rigoureusement mis en lumière l’absence de la moindre compétence connue en jurilinguistique, en lexicographie créole et en rédaction juridique créole parmi les institutions à l’origine de ce projet de « Chaire », en particulier l’Akademi kreyòl ayisyen, le Rectorat et la Faculté de droit de l’Université d’État d’Haïti. Nous avons également démontré que ce projet de « Chaire » s’apparente déjà à une sorte de « gadget » nourrie au bréviaire du « populisme linguistique » –dans ses différentes variantes incantatoires–, et nous avons précisé que ce projet n’est pas fondé sur une vision constitutionnelle de l’aménagement des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. NOTE / La question de « l’idéologie linguistique » et de son frère jumeau, le « populisme linguistique », a été étudiée par plusieurs linguistes comme on peut le voir dans l’article de ZiXi Wang« Idéologies linguistiques et didactique des langues » paru dans Hypothèses – Carnet de recherche, 12 janvier 2015 ; voir aussi l’article de Jean-Louis Chiss daté de 2005, « La théorie du langage face aux idéologies linguistiques » consigné dans G.Dessons, S. Martin & P. Michon (éds.), « Henri Meschonnic, la pensée et le poème », Paris, InPress). La problématique de l’« idéologie linguistique haïtienne » a été étudiée avec hauteur de vue par le sociolinguiste et sociodidacticien haïtien Bartholy Pierre Louis dans sa remarquable thèse de doctorat soutenue avec succès le 15 décembre 2015 à l’Université de Rennes et intitulée « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ».
Il est utile de rappeler, en amont de l’examen comparatif des trois lexiques anglais-créole du domaine juridique publiés aux États-Unis, que nous avons auparavant procédé à l’analyse lexicographique des dictionnaires et des lexiques suivants :
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » (Le National, 22 juin 2020.
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020.
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« Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022).
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine » (Le National, 14 août 2021).
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot » (Le National, 12 juillet 2022).
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« La lexicographie créole à l’épreuve de l’« English – Haitian Creole computer terms » / Tèm konpyoutè : anglè – kreyòl » d’Emmanuel W. Vedrine » (Le National, 15 juin 2023).
L’examen attentif de ces lexiques et dictionnaires nous avait permis d’exposer leurs principales caractéristiques et de mettre en lumière leurs lourdes lacunes, à savoir (1) qu’ils n’ont pas été élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle et, dans le cas des ouvrages bilingues anglais-créole, (2) qu’ils présentent de profondes déficiences méthodologiques. Ainsi, la règle de base de l’équivalence notionnelle conjointe à l’équivalence lexicale est ignorée, d’une part. Et de manière liée, (3) un grand nombre d’équivalents créoles ne sont pas des unités lexicales, celles-ci sont remplacées par une phraséologie dénominative ou descriptive. D’autre part, (4) le protocole d’élaboration des néologismes est lourdement ignoré, entre autres dans le « English – Haitian Creole computer terms » / Tèm konpyoutè : anglè – kreyòl » d’Emmanuel W. Vedrine et dans le « Glossary » du MIT Haiti Initiative, ouvrages dans lesquels un nombre élevé de néologismes soi-disant « créoles » fantaisistes, erratiques, asémantiques, non conformes au système morphosyntaxique du créole, a été bricolé par des rédacteurs qui manifestement n’ont aucune compétence avérée en néologie créole. (Sur la problématique de l’exactitude des équivalents lexicaux, voir l’étude « Fonction des équivalences dans un dictionnaire bilingue » de Martine Schuwer, revue Geras, 3/1994 : Actes de l’atelier « Langue de spécialité » du 33ème congrès de la SAES, Perpignan, 1993. Voir aussi « L’équivalence lexicographique dans la différence / Des réflexions pour l’avenir », par Cosimo De Giovanni, Université de Cagliari, LaBLex – Laboratoire de lexicographie bilingue, 2011.) — Sur la problématique générale de la néologie, voir Jean-Claude Boulanger, « L’évolution du concept de « néologie » de la linguistique aux industries de la langue », dans C. De Schaetzen (dir.), Paris, Conseil international de la langue française (CILF) et ministère de la Communauté française de Belgique, 1989 ; « La néologie et les néologismes », par Carmen Jimena Revilla Garcìa, Universidad de Salamenca, 2015 ; « Guide de néologie terminologique », Confédération suisse, n.d. Sur la problématique de la néologie créole, voir Marie-Christine Hazaël-Massieux, « Prolégomènes à une néologie créole » dans la Revue française de linguistique appliquée, 2002/1, vol. VII. Voir aussi nos articles « La néologie scientifique et technique créole à l’épreuve des mirages du « monolinguisme de la surdité historique » en Haïti », Madinin’Art, 19 mai 2022, et « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole haïtien », paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021.)
Pour situer dans un ensemble plus large les trois lexiques anglais-créole du domaine juridique objet du présent examen comparatif, nous avons tout d’abord regroupé l’ensemble des 39 ouvrages publiés aux États-Unis entre 1958 et 2023. Plusieurs d’entre eux portent inexactement le titre de « Glossary » alors qu’en réalité ce sont des lexiques, c’est-à-dire des listages de termes anglais suivis de leurs équivalents créoles mais non pourvus de définitions.
Le tout premier enseignement que nous livre le tableau 1 est le nombre élevé d’ouvrages lexicographiques bilingues anglais-créole élaborés aux États-Unis entre 1958 et 2023, soit un total de 39 sur le grand total de 75 ouvrages répertoriés dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 ». L’un des enseignements les plus éclairants se situe sur le registre du défaut de compétence en lexicographie d’un très grand nombre de rédacteurs qui ont investi la lexicographie créole : seuls Bryant C. Freeman et Albert Valdman disposent d’une compétence attestée en lexicographie et les grandes qualités scientifiques de leurs dictionnaires en font foi. Le linguiste Jean-Robert Cadely, coauteur de l’un des lexiques anglais-créole du domaine juridique, est un spécialiste internationalement reconnu de la phonologie du créole haïtien. Mais son unique incursion en lexicographie créole n’a pas été précédée d’une quelconque publication en lexicographie générale, en histoire de la lexicographie créole ou sur la méthodologie de l’élaboration des lexiques et des dictionnaires créoles. De son côté, le linguiste Michel DeGraff, selon le descriptif de son profil professionnel exposé sur le site Internet du Département de linguistique du MIT, œuvre dans les domaines de la syntaxe, de la morphologie, du changement linguistique et du couple langue et éducation. Toutefois son unique incursion en lexicographie créole n’a pas été précédée d’une quelconque publication en lexicographie générale, en histoire de la lexicographie créole ou sur la méthodologie de l’élaboration des lexiques et des dictionnaires créoles. La mention du défaut de compétence attestée en lexicographie générale et en lexicographie créole revêt ici toute son importance : elle éclaire une autre grande caractéristique des ouvrages lexicographiques bilingues anglais-créole élaborés aux États-Unis entre 1958 et 2023 : la primauté de l’amateurisme couplée à l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. À l’exception des dictionnaires élaborés par Bryant C. Freeman et Albert Valdman, les autres dictionnaires et lexiques créoles ont été conçus soit par des non-linguistes soit par des linguistes qui ne disposent d’aucune compétence connue en lexicographie. C’est le cas de plusieurs linguistes haïtiens réputés compétents dans des domaines autres que la lexicographie (Marie M. B. Racine, Yves Dejean, Yves Joseph) et qui ont contribué à l’élaboration du « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (The University of Arizona Press, 1998). La primauté de l’amateurisme dans la plupart des ouvrages lexicographiques bilingues anglais-créole élaborés aux États-Unis entre 1958 et 2023 est donc un trait dominant. Elle est particulièrement outrecuidante et dommageable pour la lexicographie créole lorsqu’elle prétend s’ériger en « modèle » lexicographique alors même qu’elle génère une singulière « lexicographie borlette » (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020 ; « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? » (Madinin’Art, 28 juillet 2020 ; « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022) ; « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » (Le National, Port-au-Prince, 28 mars 2023).
Enfin, de manière plus générale, l’un des enseignements majeurs que nous livre le tableau 1 est le déni de la nécessité de la théorie de la lexicographie créole apparié au déni de la primauté de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle dans l’élaboration de la plupart des 39 lexiques et dictionnaires anglais-créole élaborés aux États-Unis. Le déni de la primauté de la méthodologie de la lexicographie professionnelle s’apparie également au déni de l’histoire même de la lexicographie créole, à l’identification de ses problèmes, y compris « l’inexistence du métalangage adéquat » et celui de « l’insuffisance du vocabulaire disponible », sujets traités par la linguiste Annegret Bollée dans sa célèbre étude « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1). Le déni de la primauté de la méthodologie de la lexicographie professionnelle constitue le terreau fertile d’une production lexicographique rachitique et très peu crédible au plan scientifique comme sur le registre de la qualité et de la pertinence des lexiques et des dictionnaires créoles élaborés aux États-Unis pour la période considérée. (Sur la primauté de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, voir nos articles « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », Madinin’Art, 12 décembre 2023 ; « La lexicographie créole en Haïti : pour mieux comprendre le rôle central de la méthodologie dans l’élaboration du dictionnaire créole », Rezonòdwès, 16 décembre 2023. Voir aussi notre article à paraître en Haïti en mars 2024 dans FEL Magazine (magazine du Festival entènasyonal literati kreyòl), « Je klere sou leksikografi kreyòl : kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli ? ».
Examen comparatif des trois lexiques anglais-créole du domaine juridique publiés aux États-Unis
Les trois ouvrages ont été publiés entre 1998 et 2018. Ils ont pour titre : « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (New Jersey Courts, Administrative Office of the Courts, version de juillet 2023) ; « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (The University of Arizona Press, 1998) ; « English Haitian Creole Legal Glossary », par Jean-Robert Cadely et Joelle Haspil (Educa Vision, 1999). Au moment de la rédaction du présent article, nous n’avons trouvé nulle trace d’une quelconque mise à jour récente de ces lexiques.
L’examen comparatif de ces trois lexiques est ici effectué selon les critères lexicographiques habituels (critères I à VI) : (I) la politique éditoriale et le public-cible visé ; (II) la détermination de la méthodologie employée par les rédacteurs ; (III) le dépouillement du corpus de référence ; (IV) l’établissement de la nomenclature de l’ouvrage ; (V) le traitement des unités lexicales placées en « entrée » ; (VI) la conformité et l’exactitude des définitions dans le cas des dictionnaires.
Observation générale préalable
Les trois ouvrages portent tous en titre la mention inexacte de « Glossary » (glossaire) alors qu’en réalité ils sont des lexiques bilingues anglais-créole. Dans la terminologie usuelle de la lexicographie professionnelle, un « glossaire », composé de « gloses », est un « Répertoire [unilingue] des termes tirés d’un corpus pour leur difficulté de compréhension et pour lesquels il est donné un synonyme connu ou une explication. (…) Un glossaire peut se présenter soit sous la forme d’un document autonome, soit sous la forme d’une annexe à un document ou à une partie de document. (…) Répertoire qui définit ou explique des termes anciens, rares ou mal connus » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française).
I. La politique éditoriale et le public-cible visé
A/ Le « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole »
L’« Introduction » de cet ouvrage ne répond que partiellement au premier critère, qui a trait à l’identification du projet éditorial : celui-ci consiste en « une compilation des choix terminologiques (…) des documents émis par l’Office administratif des tribunaux. D’autre part, « Le but premier du glossaire est d’être un guide pour le programme de traduction du pouvoir judiciaire ». Le projet éditorial est donc tourné vers une « consommation interne », la dimension traduction est le but visé pour répondre aux besoins traductionnels de l’Office administratif des tribunaux.
B/ Le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms »
La « Préface » expose adéquatement le projet éditorial de l’ouvrage : « Ce glossaire est consacré principalement à la terminologie juridique et à d’autres termes lexicaux qui apparaissent fréquemment dans un cadre judiciaire dans des causes impliquant des Haïtiens. Cette « Préface » indique que l’ouvrage a été conçu essentiellement comme un outil d’aide à l’interprétariat devant une juridiction américaine.
C/ Le « English Haitian Creole Legal Glossary »
Le projet éditorial-lexicographique de l’ouvrage est formulé à la page 2 en un court paragraphe de 5 lignes : « This glossary is the most current work from authentic and highly regarded sources accurate court interpretation and translation for Haitian Creole Interpreters and Translators. It was created to assist those interested in a career as a Court Interpreter and Translation within the American legal System ». (Ce glossaire est le travail le plus récent provenant de sources authentiques et hautement reconnues pour leur pertinence. Il est destiné aux interprètes et traducteurs du créole haïtien qui travaillent dans le domaine de l’interprétation et de la traduction judiciaires. Il a été créé pour aider les personnes intéressées par une carrière d’interprète judiciaire et de traducteur au sein du système judiciaire américain. ») [Traduction : RBO]
L’analyse comparative des trois lexiques permet de dégager un trait commun dominant : ils n’ont pas été élaborés dans la perspective d’une production lexicographique de type « dictionnaire » ou « lexique ». Pour l’essentiel, ils ont été conçus à titre d’un outil d’aide à la traduction/interprétation dans l’administration de la justice, dans un tribunal, pour assurer la communication entre le justiciable et la cour dans le système judiciaire américain. La fonction dominante d’outil d’aide à la traduction/interprétation éclaire d’ailleurs amplement le choix du type d’équivalents créoles proposés : dans bien des cas ces équivalents créoles ne sont pas des unités lexicales mais plutôt des « phrases définitoires » ou des « phrases explicatives » comme nous le verrons plus loin dans cet article à la rubrique (V), à savoir le traitement des unités lexicales placées en « entrée ». Par ailleurs il ne faut pas perdre de vue que tout ce qui relève de la justice aux États-Unis est soumis au régime de la Common Law et que ce régime est différent de la tradition civiliste à laquelle se rattache Haïti.
II, III, IV. La détermination de la méthodologie employée par les rédacteurs des trois ouvrages, le dépouillement du corpus de référence et l’établissement de la nomenclature de l’ouvrage
Dans ces trois ouvrages, il n’y a pas à proprement parler de méthodologie d’élaboration lexicographique. De manière générale les rédacteurs se sont contentés de signaler brièvement qu’ils ont rassemblé (comment, selon quels critères ?) des termes anglais en usage dans l’administration de la justice américaine et que ces termes anglais sont suivis d’équivalents de leur cru rassemblés au titre d’une nomenclature… Les corpus de référence des trois ouvrages sont des « corpus fermés », c’est-à-dire qu’ils proviennent exclusivement de documents écrits de nature diverse en usage dans l’administration de la justice. En fonction de l’objectif fixé par les rédacteurs –fournir un outil d’aide à la traduction/interprétation–, leur démarche consiste à consigner des équivalents créoles la plupart du temps « préfabriqués », sans que l’on soit renseigné sur le statut éventuellement néologique de ces équivalents créoles. Dans le cas du « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole », L’« Introduction » ne renseigne nullement sur la nature et les critères de sélection et de validation « des choix terminologiques » allégués et qui auraient été effectués en amont de l’élaboration du lexique. Quels sont donc ces choix sur le plan terminologique, en quoi diffèrent-ils d’une éventuelle autre compilation dans le même domaine ? De manière plus essentielle, l’on ne sait pas non plus à quels éventuels locuteurs créolophones s’adresse le lexique : sont-ils l’objet de procédures judiciaires relevant du droit familial, du droit du travail, du droit d’asile, etc. ? Le terme « créole » lui-même, langue d’arrivée de ce lexique, n’apparaît pas dans l’« Introduction » du document. En ce qui concerne le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms », les auteurs soutiennent que « La sélection [des termes devant figurer dans la nomenclature] s’est faite principalement sur la base des termes anglais qui se sont avérés difficiles à interpréter en créole haïtien. (…) Ce glossaire a été rédigé dans le but précis de fournir aux interprètes créoles un aperçu compréhensible, et non exhaustif, des termes juridiques ou autres en anglais, et de fournir le mot ou l’expression équivalente en créole haïtien qui peut être utilisé dans le processus d’interprétation. On ne trouvera donc pas dans cet ouvrage de définitions exhaustives de dictionnaires, ni d’autres notes ou commentaires étymologiques, linguistiques ou historiques. Nombre de ces termes n’ont jamais été répertoriés auparavant et représentent un effort concerté pour aider les interprètes en créole haïtien dans la tâche ardue qui consiste à transférer le sens d’un univers linguistique culturel à un autre univers linguistique culturel très éloigné et complexe. Les équivalents inclus dans cette référence sont ceux qui sont les plus significatifs et les plus compréhensibles dans l’univers linguistique créole pour le plus grand nombre de locuteurs traditionnels et non traditionnels du créole. » [Traduction : RBO] Quant au « English Haitian Creole Legal Glossary », les opérations de dépouillement du corpus de référence et d’établissement de la nomenclature ne sont même pas mentionnées, les rédacteurs se contentant de signaler très brièvement que « Ce glossaire est le travail le plus récent provenant de sources authentiques et hautement reconnues pour leur pertinence ». Aucune information n’est fournie quant à la nature des « sources authentiques » et l’usager ne sait pas non plus en quoi elles seraient « hautement reconnues pour leur pertinence ».
V. Le traitement des unités lexicales placées en « entrée » des lexiques
C’est certainement sur le registre du traitement des unités lexicales placées en « entrée » que se situent les plus lourdes lacunes des trois lexiques. Nous l’exemplifions à l’aide du tableau 2 suivi d’une analyse comparative complémentaire.
TABLEAU 2 / Échantillon de termes anglais suivis de leurs équivalents créoles provenant des trois lexiques + Équivalents français issus du GDT ou de TermiumPlus + Remarques de RBO
Note / La mention LEX1 signale que le terme provient du « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » ; LEX2 = « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » ; LEX3 = « English Haitian Creole Legal Glossary »
Terme anglais |
Terme créole |
Équivalents de GDT ou de TermiumPlus (TER) |
Remarques de RBO |
LEX1/ Aid to Families with Dependent Children (AFDC) |
LEX1/ èd pou fanmi ak timoun sou kont yo |
GDT = enfant à charge |
En Droit « Dependent Children » signifie « enfant à charge », notion absente de l’équivalent créole |
LEX1/ Amended Final Restraining Order |
LEX1/ lòd restriksyon modifye |
TER = injonction ; ordonnance d’injonction |
L’équivalent créole ne prend pas en compte les traits définitoires de la notion anglaise. |
LEX2/ act in concert |
LEX2/ ansanm ak lòt moun ; fè (yon bagay) ; |
agir de concert (GDT et Termium Plus) |
Les équivalents créoles ne prennent pas en compte les traits définitoires de la notion anglaise. |
LEX2/ youthful offender |
LEX2/ minè ki fè zak |
délinquant juvénile ; enfant délinquant ; jeune contrevenant ; adolescent délinquant (Termium Plus) |
|
LEX2/ zoning ordinance |
LEX2/ lwa ki regle sa ki ka fèt nan dives zòn yon vil (monte kay, legliz, lopital, magazen…) |
ordonnance de zonage (Termium Plus) |
Une « ordonnance de zonage » n’est pas obligatoirement une loi, elle peut être une simple directive administrative émise, par exemple, par une municipalité. |
LEX2/ false arrest |
LEX2/ lè yo arete yon moun pou anyen ; lè yo fèmen yon moun san rezon ; lè yo mete yon moun nan prizon san lalwa pa mande fè sa |
arrestation illégale n. f.; détention arbitraire n. f. (GDT) ; arrestation illicite n. f. (Termium Plus) |
|
LEX3/ mental incapacity |
LEX3/ moun tèt li pa bon ; paske tèt li pa drèt/klè/bon |
incapacité mentale ; incompétence mentale ; handicap mental (TermiumPlus) |
|
LEX3/ legal interpretation |
LEX3/ entèpretasyon ki gen bon sans / lojik |
interprétation juridique (TermiumPlus) |
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LEX3/ bench warrant |
LEX3/ manda dare yon jij siyen |
mandat d’amener (GDT), mandat d’arrêt, mandat d’arrestation, mandat d’amener (TermiumPlus) |
Équivalent créole correct |
Analyse comparative complémentaire
Prolongement explicatif du tableau 2 – Le segment analytique qui suit porte sur l’exemplification des principales observations provenant de l’analyse comparative du traitement lexical des termes consignés dans les trois lexiques : la mention LEX1 signale que le terme provient du « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » ; LEX2 = « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » ; LEX3 = « English Haitian Creole Legal Glossary ».
–LEX1/ Aid to Families with Dependent Children (AFDC) = èd pou fanmi ak timoun sou kont yo. Cet équivalent créole, qui n’est pas une unité lexicale mais plutôt une phrase explicative, illustre bien l’une des plus grandes difficultés de la lexicographie créole : trouver ou forger des équivalents créoles qui soient des unités lexicales plutôt que des phrases définitoires ou des phrases explicatives.
–LEX1/ Amended Final Restraining Order = lòd restriksyon modifye. L’équivalent créole évacue totalement les traits définitoires de la notion « Restraining Order »/« ordonnance d’injonction ». Celle-ci désigne, selon TermiumPlus, une « injonction », une « Ordonnance du tribunal enjoignant à une partie de s’abstenir, jusqu’à nouvel ordre, de faire tel ou tel acte ». Le terme générique « lòd » ne recouvre pas nécessairement le trait spécifique « ordonnance » émise par le tribunal. De surcroît, TermiumPlus précise que « L’injonction revêt généralement la forme d’une ordonnance empêchant une personne d’accomplir un acte ou lui interdisant de l’accomplir. L’injonction peut également revêtir la forme d’une ordonnance obligatoire contraignant une personne à faire quelque chose ». « Lòd restriksyon modifye » ne recouvre donc pas les traits définitoires de l’« injonction », de l’« ordonnance » et de la « contrainte ».
—LEX2/ act in concert = ansanm ak lòt moun ; fè (yon bagay) ; fè (kichoy). Ces équivalents créoles sont inexacts, opaques et in-signifiants, ils n’éclairent pas le trait définitoire central de « agir de concert », « agir de connivence avec quelqu’un » (TremiumPlus).
–LEX2 / youthful offender = minè ki fè zak. L’équivalent créole prend la forme d’une phrase définitoire et le sème « offender » (« délinquant », « contrevenant ») est absent de « minè ki fè zak ». Le terme générique « mineur »/ « minè » ne recouvre pas nécessairement le terme spécifique « délinquant » : un enfant mineur n’est pas par définition un enfant délinquant.
–LEX2 / zoning ordinance = lwa ki regle sa ki ka fèt nan dives zòn yon vil (monte kay, legliz, lopital, magazen…). L’équivalent créole évacue totalement les traits définitoires de la notion de « zonage » ayant fait l’objet d’une « ordonnance » du tribunal. L’équivalent créole est une phrase explicative en lieu et place d’une unité lexicale.
—LEX2/ false arrest = lè yo arete yon moun pou anyen ; lè yo fèmen yon moun san rezon ; lè yo mete yon moun nan prizon san lalwa pa mande fè sa. Les équivalents créoles sont des phrases explicatives en lieu et place d’une unité lexicale. Les traits notionnels exprimés en créole sont exacts.
–LEX3/ mental incapacity = moun tèt li pa bon ; paske tèt li pa drèt/klè/bon. Les équivalents créoles sont inexacts, ils désignent la personne sujette à une incapacité mentale plutôt que l’état d’incapacité mentale d’une personne. Les équivalents créoles sont des énoncés explicatifs en lieu et place d’une unité lexicale.
–LEX3/ legal interpretation = entèpretasyon ki gen bon sans / lojik. Cet équivalent créole est inexact puisqu’il ne renferme aucun trait définitoire de la notion anglaise. Il est un énoncé explicatif plutôt qu’une unité lexicale, et l’explication fournie est arratique : « ki gen bon sans » n’a rien à voir avec le caractère juridique de l’interprétation. TermiumPlus définit comme suit la notion de « legal interpretation »/ « interprétation juridique » : « Techniques de l’interprétation de tribunal. Règle de procédure en usage à la cour et lors d’une poursuite légale. Code de déontologie et attitude à respecter. Travaux pratiques en procès simulés et interrogatoires fictifs ».
–LEX3/ bench warrant = manda dare yon jij siyen. Les équivalents français mandat d’arrêt, mandat d’arrestation, mandat d’amener sont définis comme suit dans TermiumPlus : « Document […] ordonnant aux agents de la paix d’arrêter l’individu qui y est mentionné et de le conduire devant un tribunal ». Le trait définitoire « yon jij siyen » est superflu et redondant puisqu’un mandat est toujours émis/signé par un juge.
En guise de conclusion
Comme nous l’avons souligné dans le déroulé de la présente étude comparative, le défaut de compétence attestée en lexicographie générale et en lexicographie créole explique en grande partie que ces lexiques drainent de lourdes lacunes méthodologiques et consignent un nombre élevé d’équivalents créoles erratiques, inexacts ou non conformes au système morphosyntaxique du créole. Ce défaut de compétence éclaire également l’une des grandes caractéristiques des ouvrages lexicographiques bilingues anglais-créole élaborés aux États-Unis entre 1958 et 2023 : la primauté de l’amateurisme couplée à l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. L’amateurisme conjoint à l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle s’avère être un obstacle majeur à l’édification d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique lorsqu’il est promu au rang d’un « modèle » lexicographique par des rédacteurs-bricoleurs d’une « lexicographie borlette » comme nous l’avons rigoureusement démontré en procédant à l’examen analytique du « Leksik kreyòl » et du « English-Haitian Creole Computer terms » d’Emmanuel Védrine, du « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot et du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » du MIT – Haiti Initiative (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020) ; « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022) ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine » (Le National, 14 août 2021) ; « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot » (Le National, 12 juillet 2022) ; « La lexicographie créole à l’épreuve de l’« English – Haitian Creole computer terms » / Tèm konpyoutè : anglè – kreyòl » d’Emmanuel W. Vedrine » (Le National, 15 juin 2023. Voir aussi notre « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, Port-au-Prince, 14 décembre 2021.)
De manière générale, les équivalents créoles des trois ouvrages analysés ont été fabriqués à l’aune de lourdes lacunes sur le registre de l’exactitude de l’équivalence notionnelle / équivalence lexicale : tel qu’illustré au tableau 2, nombre d’équivalents créoles sont erratiques et faux puisque le critère de base de l’exactitude notionnelle n’est pas respecté. Les trois lexiques ont en commun qu’ils ont été conçus à titre d’outil d’aide à l’interprétariat judiciaire devant une juridiction américaine, et cela explique amplement que la dimension étroitement traductionnelle l’emporte sur la dimension lexicographique ainsi que sur les règles de base de la lexicographie professionnelle. Les équivalents créoles dans bien des cas sont inexacts, ils prennent souvent la forme d’une phrase explicative ou d’une phrase définitoire en lieu et place d’une unité lexicale (un terme lexicalisé). Ce sont là les deux plus lourdes lacunes de la lexicographie créole contemporaine, elles sont repérables dans plusieurs lexiques anglais-créole élaborés aux États-Unis, entre autres le « Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 » d’Emmanuel Védrine, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » du MIT – Haiti Initiative, le « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole », le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » et le « English Haitian Creole Legal Glossary ». En définitive, les lourdes lacunes des trois ouvrages analysés confortent le constat qu’ils n’apportent pas de contribution scientifique significative au vocabulaire créole du Droit.
Au plan de la coopération inter-institutionnelle, il est symptomatique que les trois ouvrages analysés dans le présent article –qui n’apportent pas de contribution scientifique significative au vocabulaire créole du Droit–, ont été élaborés en dehors de toute consultation avec la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Or il est avéré que la Faculté de linguistique appliquée est dépositaire d’une expertise en lexicographie créole comme l’atteste la publication du « Ti diksyonnè kreyòl-franse » de Henry Tourneux et Pierre Vernet paru aux Éditions caraïbes en 1976. Le linguiste Henry Tourneux est également l’auteur du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » (CNRS/Cahiers du Lacito, 1986). Élaboré à la demande du Centre de linguistique appliquée (qui deviendra par la suite la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti) et issu d’un travail d’enquête et d’observation de terrain dans la ville de Saint-Marc, ce lexique comprend une présentation adéquate de ses objectifs et de sa méthodologie d’enquête par échantillonnage. Il situe les modalités de l’emprunt lexical dans un domaine technique, l’électricité, et il suggère d’utiles pistes en vue de l’élaboration ultérieure de lexiques spécialisés en langue créole, à savoir « (…) dans quelles directions devraient s’orienter les travaux des linguistes amenés à s’intéresser à la modernisation du lexique dans les langues à tradition orale ». En plus du « Ti diksyonnè kreyòl-franse » de Henry Tourneux et Pierre Vernet, le Centre de linguistique appliquée, qui deviendra plus tard la Faculté de linguistique appliquée, a publié les ouvrages lexicographiques suivants : « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français », par Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, 1979) ; « Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen », par Pierre Vernet, Bryant C. Freeman (Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1988) ; « Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole haïtienne », par Pierre Vernet, Bryant C. Freeman (Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1989) ; « Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne / Diksyonè lanvè lang kreyòl ayisyen », par Bryant Freeman (Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1989) ; « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl », par Pierre Vernet et Henry Tourneux (dir.), Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 2001). Il y a lieu de préciser qu’aucun des 39 ouvrages lexicographiques élaborés aux États-Unis entre 1958 et 2023 (voir le tableau 1) ne consigne la trace d’une quelconque collaboration sollicitée auprès de la Faculté de linguistique appliquée qui est pourtant la seule institution nationale dépositaire d’une expertise avérée dans différents champs de la linguistique. Il est également avéré qu’aucun des 39 ouvrages lexicographiques élaborés aux États-Unis entre 1958 et 2023 ne consigne un quelconque lien –historique, méthodologique et programmatique–, avec la tradition de la lexicographie créole depuis les travaux pionniers de Pradel Pompilus en 1958. Cela explique et éclaire pour l’essentiel le fait attesté que la lexicographie anglais-créole « étasunienne » –à l’exception notable des travaux de grande qualité scientifique élaborés par le linguiste-lexicographe Albert Valdman et ses équipes–, ait évolué en vase clos et reproduit les mêmes lourdes lacunes que nous avons analysées dans le présent article. Au plan de la coopération inter-institutionnelle, il faut mentionner la fructueuse collaboration instituée entre les Éditions Henri Deschamps/ÉDITHA où oeuvrait le lexicographe André Vilaire Chery, l’équipe de lexicographes dirigée par Albert Valdman de l’Université d’Indiana et l’équipe de la Faculté de linguistique appliquée sous la responsabilité de Pierre Vernet lors de l’élaboration du remarquable « Dictionnaire de l’écolier haïtien » publié en 1996.
Enfin tel que nous l’avons exposé, l’emploi d’une phrase explicative ou d’une phrase définitoire en lieu et place d’une unité lexicale (un terme lexicalisé) en « entrée » d’un lexique ou d’un dictionnaire s’apparente à un « modèle » en traduction créole comme en lexicographie créole, mais ce pseudo « modèle » prend en réalité le chemin d’un procédé de « facilitation de transposition » notionnelle de l’anglais vers le créole qui ne résoud en rien les difficultés relatives au choix et à l’exactitude des équivalents créoles et celles ayant trait à « l’inexistence du métalangage adéquat » et à l’« l’insuffisance du vocabulaire disponible ». Ces sujets ont été traités de manière hautement pertinente par la linguiste Annegret Bollée dans sa célèbre étude « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1).
L’exigence de la conformité au modèle lexicographique consensuel et standard qu’il faut
impérativement mettre en œuvre dans toute la lexicographie haïtienne renvoie au rôle
des dictionnaires dans la standardisation du créole et à la problématique de la didactisation du créole (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au
cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions
Zémès et Éditions du Cidihca, 2021 ; voir aussi nos articles « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », Madinin’Art, 12 décembre 2023 ; « La lexicographie créole en Haïti : pour mieux comprendre le rôle central de la méthodologie dans l’élaboration du dictionnaire créole », Rezonòdwès, 16 décembre 2023). La complexe question de la standardisation du créole a été rigoureusement analysée par le linguiste créoliste Albert Valdman en ce qui a trait à la production d’un futur dictionnaire unilingue créole : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. Cette carence rend ardu tout effort de définition comparable à celle que l’on trouve dans les dictionnaires unilingues de langues pleinement standardisées et instrumentalisées. Le rédacteur se trouve obligé de suivre le modèle des dictionnaires pour jeunes qui rendent le sens des lexies par une approche concrète basée sur le jeu des synonymes et l’utilisation d’exemples illustratifs. C’est cette voie que devraient suivre les lexicographes prêts à affronter le défi de l’élaboration d’un dictionnaire unilingue, en particulier s’ils œuvrent dans une perspective pédagogique, tant dans l’enseignement de base que dans l’alphabétisation des adultes. (…) Au fur et à mesure que le CH [créole haïtien] est appelé à la rédaction d’une large gamme de textes, en particulier dans les domaines techniques, et à son emploi dans les cycles scolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut préparer le terrain en affinant ses méthodes, en particulier quant à : 1 / la sélection de la nomenclature ; 2 / la description des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies ; et 3 / le choix des exemples illustratifs » (Albert Valdman, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? » (revue La linguistique, 2005/1 (vol. 41).
À contre-courant de l’« amateurisme » et de la « lexicographie borlette », nous avons institué un rigoureux plaidoyer ciblant la lexicographie professionnelle en insistant sur la primauté de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. (Là-dessus, voir nos articles « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », Madinin’Art, 12 décembre 2023 ; « La lexicographie créole en Haïti : pour mieux comprendre le rôle central de la méthodologie dans l’élaboration du dictionnaire créole », Rezonòdwès, 16 décembre 2023. Voir aussi notre article à paraître en Haïti en mars 2024 dans FEL Magazine (magazine du Festival entènasyonal literati kreyòl), « Je klere sou leksikografi kreyòl : kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli ? ».) La vision et les perspectives rassembleuses que nous portons à visière levée sont consignées dans notre « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, Port-au-Prince, 14 décembre 2021.)
Montréal, le 8 mars 2024