— Par- Jean-MArie Nol, économiste —
L’évolution institutionnelle n’a jamais été aussi prégnante dans les esprits depuis le 18 août 1971, date à laquelle se clôturait la convention du Morne-Rouge qui s’était tenue trois jours durant en présence des communistes et organisations progressistes de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion, qui s’étaient réunis pour déterminer un projet commun tendant à s’émanciper du pouvoir parisien. Depuis, beaucoup d’eau ont coulé sous les ponts, et pourtant plus que jamais le projet de changement des institutions apparaît comme une solution d’avenir pour la classe politique, mais, paradoxalement, elle tarde à s’imposer. “Le cynisme consiste à voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles devraient être. ” Oscar Wilde.
C’est devenu une arlésienne depuis la déclaration à Petit Bourg de Nicolas Sarkozy sur le sujet de l’évolution institutionnelle , et je le cite : » S’il doit y avoir évolution institutionnelle – ce sera votre choix -, et dans mon esprit, d’ailleurs, évolution institutionnelle et collectivité unique, c’est pour aller plus loin sur la dévolution du pouvoir législatif.(…) Je veux tourner la page d’une économie centrée exclusivement sur l’assistanat et la consommation pour proposer un modèle d’économie endogène de production…. »
Quand à François Hollande, c’est avec une prudence de sioux qu’il va effleurer la question sans paraître y toucher : » L’autonomie vous rend responsable de vos dépenses et de vos recettes » Très juste ! Sommes nous prêts en Guadeloupe ?
Emmanuel Macron, lui n’a jamais cessé d’opérer des contorsions sur cette problématique statutaire, jusqu’à opérer très récemment une fin de non recevoir aux élus des Antilles qui voulaient que la question fasse l’objet de l’ouverture de discussions le 17 novembre 2023 lors de la prochaine révision constitutionnelle.
Le colloque sur le changement institutionnel Initié récemment par le centre de recherche le CREDDI, par la Région Guadeloupe et le Département a néanmoins permis d’aborder toutes les options possibles pour l’avenir institutionnel de la Guadeloupe.
Ce colloque organisé à l’initiative des universitaires rappelait que l’ évolution institutionnelle c’est la politique locale qui vient s’immiscer dans tous les besoins que l’Etat et l’économie de marché classique ont du mal ou n’arrivent pas à traiter. Modèle d’une infrastructure juridico- politique alternative capable de pallier les manques d’une organisation administrative découlant d’une départementalisation essoufflée, elle devrait recèler surtout les potentialités d’un nouveau développement moins destructeur de l’identité Guadeloupéenne, et détenir les clés d’un retour à une situation identitaire apaisée et d’une économie stable et tournée vers un autre modèle de développement auto-centré.
En effet, deux phénomènes ont affecté l’économie classique en Guadeloupe. D’abord la « caractéristique monopolistique » des
anciennes entreprises familiales des blancs créoles Guadeloupéens et békés martiniquais, qui dépendent à leur grand dam désormais des fonds financiers de centrales d’achats métropolitaines lointains et désincarnés, plus soucieux des bénéfices de court – terme que de l’impact social et territorial.
Parallèlement, une consommation effrénée qui, à l’échelle de la Guadeloupe, génère toujours davantage de déséquilibres d’ordre sociétaux.
Déshumanisation de la société Guadeloupéenne et pollution des terres agricoles ont ainsi dégradé les valeurs de progrès dont les générations nouvelles se sont détournées par le biais de l’exil pour tenter de retrouver un sens à leur vie et à leurs actions professionnelles. Ce monde de l’économie encore qualifié de comptoir par certains et qui crée un lien globalisé de dépendance, est alors apparu à tort comme une belle et vertueuse alternative à l’économie de plantation.
Il ne lui manque plus qu’un supplément de volonté politique pour afficher des velléités de plus de compétences dans la gestion de la chose publique pour contribuer efficacement à la transition écologique, et mettre en œuvre son pouvoir transformateur de la vie économique et sociale de la Guadeloupe. Le congrès des élus de Guadeloupe, le 7 juin, a pris la résolution d’engager « sous six mois » la réflexion de la refonte des institutions locales, mais aussi de « demander au gouvernement d’inscrire la Guadeloupe dans le projet de réforme constitutionnelle ».
Plus d’un an après l’appel de Fort-de-France, qui demandait un changement de la politique de l’Etat en outre-mer, les élus des exécutifs de différents territoires ultramarins récidivent dans leur volonté de passer à la vitesse supérieure.
Dans une lettre adressée au président Emmanuel Macron, les élus signataires de l’appel de Fort-de-France de mai 2022 réclament au président des rendez-vous annuels, à commencer par une première rencontre pour fixer le cadre de la prochaine révision constitutionnelle.
Que nenni, réunissant une soixantaine d’élus ultramarins à l’Élysée, le président de la République Emmanuel Macron a assuré qu’il n’y avait « pas de tabou » sur la question de l’évolution des statuts des territoires. Il exclut néanmoins que ces changements s’inscrivent dans le cadre de la réforme constitutionnelle qui doit prochainement faire évoluer le statut de la Nouvelle-Calédonie.
C’est dans ce contexte et pour finir par faire caisse de résonnance dans l’opinion publique que le terme de changement statutaire est de plus en plus employé par les hommes politiques, mais semble décrié par les économistes comme par exemple le professeur Saad de l’université des Antilles. Ainsi sont évoqués (invoqués ?),par lui et d’autres économistes entre autres, la » prédominance de l’infrastructure économique sur la superstructure juridico- politique » Le recours à ce paradigme à partir de la dialectique de Hegel et Marx procède d’une volonté d’affirmer la liberté des agents économiques sur la question identitaire. Mais il concourt aussi à en obscurcir la signification, car pour ce chercheur de l’université des Antilles, la mise en place d’un nouveau modèle économique et social doit normalement précéder le changement des institutions.
Les travaux de l’économiste Joseph Alois Schumpeter peuvent contribuer à interroger de nouveau le lien entre l’économie et le politique. Il s’est efforcé de construire à travers son oeuvre une analyse de l’évolution, du changement, voire du développement de la société. Dès lors, Schumpeter ne pouvait faire abstraction de la place du politique dans l’évolution sociétale. Réfutant la vision classique de la démocratie, fondée sur un prétendu bien commun et sur l’impossibilité de réaliser une volonté commune à partir des volontés individuelles, il va proposer une vision procédurale de la démocratie locale qui inspirera nombre d’économistes et de politologues. Les tenants de l’école de la prédominance de l’idéologie juridico-politique sur une approche pragmatique de l’économie en seront pour leurs frais.
Schumpeter n’évite pas les écueils, notamment une possible dérive vers l' » économisme « . La dynamique sociétale qu’il décrit se fonde ainsi sur une primauté de l’économique sur le politique. Il nous semble même que l’auteur de Capitalisme, socialisme et démocratie s’engage dans une véritable » neutralisation » du politique.
Notre analyse tentera de reconstituer la logique, les fondements et esquissera quelques éléments de la conception schumpeterienne de la suprématie de l’économie à travers la théorie de la destruction créatrice, pour aboutir à une interrogation sur la nature de son hétérodoxie. En effet, les mouvements de contestation du pouvoir jacobin de l’État central et les projets de réforme institutionnels ne peuvent plus être politiques, comme ils l’ont été au XIXe siècle, ni idéologiques, comme ils l’ont été au XXe siècle.
Avec la crise inflationniste, l’irruption de l’intelligence artificielle, et l’instabilité géopolitique mondiale actuelle, nous sommes à un tournant par rapport aux trente dernières années. En France comme dans le monde, ce sont les enjeux économiques et climatiques qui domineront, davantage que le politique. Par conséquent,il nous semble pertinent d’attendre la décomposition inéluctable de l’économie actuelle de la Guadeloupe et sa recomposition à travers le processus de la destruction créatrice avant de passer à un changement des institutions et ainsi à terme basculer dans la spécialité législative avec la préhension locale de la compétence fiscale.
Nous nous plaisons à penser que le monde a gagné en humanisme, car il faisait passer la politique avant l’économie et c’est une première. Mais, est-ce là la vérité ? Ou est-ce tout bonnement un faux semblant du pouvoir central ?
Avec la fin de la mondialisation et le conflit larvé entre le Sud global et les pays occidentaux, les enjeux économiques ne vont -t – ils pas bientôt reprendre la main sur la politique ?
A notre avis pour ce qui concerne la Guadeloupe, l’avantage apparent du politique sur l’économie va bientôt tourner en forme de trompe-l’œil.
Au lieu d’anticiper et de prévenir, nos décideurs politiques locaux s’emploient à guérir les maux qui touchent les classes sociales les plus fragiles par un recours discutable à la sphère juridico-politique. L’intention est louable mais ne s’attaque pas au fond du problème, car dans un contexte économique où s’envolent non seulement les prix de l’énergie, mais également ceux des produits de consommation courante, l’inquiétude est surtout grandissante au sein de la classe moyenne déjà fortement en prise avec une fiscalité confiscatoire.Toute tentative politique de rattrapage du mal développement de la Guadeloupe par le statut d’autonomie, va nécessairement impliquer un coût financier important pour la nouvelle collectivité. Il est donc nécessaire que les pouvoirs publics nationaux et locaux l’explicitent à la population des Antilles.
Nous surestimons les probabilités de vivre des évènements heureux au cours de la vie et sous-évaluons les probabilités d’en vivre de mauvais. C’est à la fois avantageux et dangereux, puisque ce biais nous conduit à moins évaluer les risques politiques et économiques d’une situation de crise. De façon paradoxale, c’est davantage participant d’un déni du réel, le ressenti de l’absence de risques avérés, voire de la disparition de toute menace qui prévaut et qui va imprégner les esprits des élites politiques, de la technostructure et des intellectuels. Et par voie de conséquence, celle des masses qui, en retour, vont vouloir imposer aux dirigeants le primat de la satisfaction de l’instantané. En retour, les politiques locaux vont brandir l’étendard du changement de statut comme étant la panacée de nature à résoudre tous les problèmes de la Guadeloupe, notamment le mal être identitaire et le mal développement économique.
C’est en ce sens que j’ai précédemment écrit que l’État français n’est autre dans cette affaire d’évolution institutionnelle que le maître de l’échiquier et le président Macron le maître des horloges. Aussi les mises en récit, de la notion d’autonomie doivent être soumises à une temporalité plus cyclique, vécue et dite non plus sur un mode affectif, émotionnel, et idéologique passéiste au sens phénoménologique du terme, mais sous l’angle de la prédominance de l’économie sur le politique. Hier, nous n’avons pas réussi à surmonter nos difficultés intrinsèques sur les problématiques de la vie chère, de l’eau, de l’assainissement, des déchets, ni à construire un projet Guadeloupéen de développement endogène fiable sur le plan économique, ni à transcender nos différences idéologiques sur l’évolution de nos institutions, alors, pourrons-nous le faire demain, avec un nouveau statut alors que le contexte socio-économique s’y prête encore moins avec la crise ?
La crise inflationniste actuelle, et bientôt financière avec la dette et le réchauffement climatique, dont nous sous-estimons gravement d’ores et déjà les futures conséquences financières, vraisemblablement très fâcheuses pour les citoyens, les entreprises, et les collectivités locales permet de penser ces difficultés de nature macroéconomique de façon originale en liant les notions de temps, d’action et de discours. En rapprochant la perspective de grande crise mondiale avec ce qui se passe aujourd’hui dans l’organisation des institutions de la Guadeloupe, nous proposons l’hypothèse suivante : les acteurs politiques ne pourraient plus, dans un contexte de changement du statut, considérer leurs actions à partir de ressources typifiantes et donc ne pourraient plus les situer sur un axe temporel distinguant clairement un « avant » et un « après ». Ils se retrouveraient de ce fait plongés dans une situation de dépendance financière accrue avec l’hexagone qu’ils ne parviendraient pas à maîtriser, et surtout dans un temps qu’ils ne parviendraient plus à organiser discursivement : le futur comme le passé ne seraient plus lisibles, et les expériences en matière d’effet de levier des compétences élargies se succéderaient sans résultats tangibles, et sans qu’aucun fil conducteur d’une meilleure visibilité de l’avenir (si ce n’est celui de la crise de trésorerie permanente) ne puisse être trouvé par le politique, que ce soit par anticipation ou par rétrospection.
Devant une crise actuelle d’une brûlante actualité, l’exercice présente de multiples risques; celui de l’indifférence du corpus sociétal me semble le plus grave.
Contrairement à ce que l’on pense spontanément, il n’y a pas chez nos concitoyens et décideurs politiques et économiques locaux, une conscience marquée d’une mutation devenue irrépressible de la société française et Antillaise. Nos élus sont en quelque sorte, à l’insu de leur plein gré, prisonnier d’une sorte de mysticisme idéologique de nature identitaire, qui les induits en erreur sur le vrai diagnostic de la situation.
Pour ce qui me concerne, il faudra nécessairement inverser le processus de développement et pour ce faire il convient selon la logique de promouvoir un nouveau modèle économique et social basée sur l’agro-transformation alimentaire. En d’autres termes, ne plus investir à perte dans un secteur à faible valeur ajoutée comme l’agriculture intensive, mais importer des denrées agricole dans les pays à bas coût de main d’œuvre et transformer ces produits en Guadeloupe dans des industries agro-alimentaire. C’est la théorie des avantages comparatifs de l’économiste David Ricardo. Selon la théorie des avantages comparatifs, peu importe si un pays a des avantages absolus ou pas : il gagne à se spécialiser dans la production des biens pour lesquels son avantage comparatif est le plus élevé, c’est-à-dire dont les coûts relatifs sont les plus bas, et à échanger les biens qu’il ne produit pas.
Par ailleurs, compte tenu du réchauffement climatique et de l’urgence de protéger notre fragile biodiversité, il convient de bifurquer vers des plantations de plantes comme le Sisal, et reboiser les terres chloredéconnés de manière à créer une véritable filière agroalimentaire et sylvicole.
La liberté et la responsabilité dans la pauvreté, la précarité, et la pénurie, cela ne marche pas.
On le voit bien aujourd’hui à travers la lecture du dernier sondage Qualistat : les Guadeloupéens n’ont aucune confiance dans le pouvoir local des élus, en particulier pour les décisions de promotion de l’économie locale ou de modulation de la vie chère. A tel point que beaucoup préfèrent s’en remettre à l’état Français, dont chacun connaît pourtant les limites. Cette confiance dans la gouvernance locale, clé de voûte du changement statutaire, ne pourra se construire que progressivement, avec force pédagogie, d’une part en donnant aux institutions actuelles des moyens pour développer des projets et non de la pénurie à répartir avec force saupoudrage (pas facile de construire de la confiance dans ces conditions), d’autre part, en réfléchissant soigneusement à la structure des contre-pouvoirs ( conservation en l’état actuel des deux assemblées région et département ) au sein des institutions pour éviter le syndrome de la grenouille.
Au delà de la force incontestable de l’assimilation qu’il serait tout à fait problématique de nier, et du risque en gestation de paupérisation des guadeloupéens (avec la flambée inflationniste et l’émergence des nouvelles technologies comme internet, la révolution numérique et l’intelligence artificielle ), en voulant inverser le processus, si on se place dans la conjoncture économique Française dégradée où les finances publiques sont au plus mal au point de gommer toute perspective de retour de la croissance forte des trente glorieuses. En fait, je ne vois pas bien, comment des îles sans véritables ressources propres comme la Guadeloupe et la Martinique pourraient vivre mieux avec plus de compétences locales, mais moins de recettes et plus de dépenses, et dans le même temps supporter une baisse inéluctable des recettes locales avec la réforme envisagée de l’octroi de mer et une augmentation des dépenses sociales, le tout agrémenté de la réduction probable des moyens financiers en provenance de l’État du fait de la crise des finances publiques ?
Ce qui se conçoit bien est porteur d’espérance et non de désespoir….
» A fòs makak karésé pitit-ay, i tjwé-y. » (A force de caresser son enfant, le macaque l’a tué.) L’affection nuit à la raison…. En voulant trop bien faire, on détruit tout….….
Jean Marie Nol économiste