Etre père aujourd’hui ?

— Par Jean Gabard —

Dans la société patriarcale traditionnelle le père était le chef de la famille. Son rôle déterminé et indiscutable a été remis en cause radicalement par la « révolte contre le père » des années 1960. Un nouveau père est né. Après un demi siècle d’expériences diverses, pourtant, nombreux sont ceux qui s’interrogent encore sur la nouvelle place à donner à ce père dans la famille…
Pendant des millénaires et pratiquement dans l’ensemble des sociétés, alors même que le géniteur restait « incertus », le statut de père était connu et reconnu. L’homme savait parfaitement le comportement qu’il devait adopter. Il lui suffisait d’appliquer ce qui lui avait été appris par ses parents et qui se transmettait de générations en générations. Les rôles de chacun étaient fixés et les règles nécessaires à la survie du groupe ne souffraient aucune discussion.
Avec la contestation de son autorité dite d’origine divine (1), la société toute entière a été transformée. Le père a perdu son prestige et l’autorité paternelle, devenue insupportable, a disparu au profit de l’autorité parentale : une autorité exercée par les pères et les mères dans l’intérêt de l’enfant ayant acquis des droits. Si la définition du mot « père » paraît claire, il est cependant encore nécessaire de préciser ce qu’il contient et comment l’autorité peut fonctionner dans des rapports démocratiques.
Le mot « père » qui semble si simple revêt pourtant une grande complexité. Il y a en effet dans le mot « père » trois dimensions.
Le père désigne tout d’abord le géniteur, qui fut longtemps incertain. Pour qu’il le soit un peu moins, des règles strictes étaient imposées aux épouses. Alors que l’incertitude peut être maintenant levée, les hommes, habitués pendant des siècles à décider d’avoir un enfant ou pas, sont aujourd’hui souvent dépendants du choix de la femme. De nombreux hommes ne sont plus que géniteurs. Ils n’élèvent pas l’enfant qu’ils ont eu avec la génitrice*, soit qu’ils n’en connaissent pas l’existence, soit qu’ils ne l’ont pas reconnu, soit qu’ils n’ont jamais été acceptés ou qu’ils ont été très vite rejetés.
Le père a aussi une dimension affective. Il peut ne pas être le géniteur mais il est celui qui élève l’enfant et qui lui donne l’affection. Il contribue à lui donner l’image de l’homme. Il est reconnu par l’enfant et appelé « papa ». Ce rôle de papa a été pendant très longtemps délaissé par l’homme au profit de la fonction d’autorité qu’il était le seul à exercer. Ce dernier pouvait garder une certaine distance et préférait laisser à la maman la tâche de s’occuper de l’enfant. C’est elle qui donnait les soins et la tendresse au petit enfant. Arrivé à « l’âge de raison », le garçon était enlevé des mains des femmes pour entrer dans le camp des hommes où lui étaient inculquées les valeurs dites masculines destinées à le distinguer du sexe dit faible. Aujourd’hui, ces rôles traditionnels sont rejetés et la maman et le papa modernes se doivent de jouer les mêmes rôles. Pour cela, il est demandé à l’homme de déconstruire son éducation « machiste » et de développer ses qualités autrefois qualifiées de féminines. Le papa moderne est ainsi beaucoup plus présent dès avant la naissance et tout au long de l’enfance qui se prolonge. Il est maintenant volontiers dans le ludique et dans l’affectif. Si certains peuvent lui reprocher de ne pas être aussi performant que la maman dans ce registre, il se peut aussi qu’il apporte une touche différente mais tout aussi bienfaisante. Toujours est-il que se crée entre l’enfant et le papa un attachement réciproque très fort et persistant.
Ce « papa » moderne est appliqué. Il est même tellement soucieux de sortir des stéréotypes qu’il a tendance à rejeter ou à oublier la fonction symbolique d’autorité. Cette troisième dimension est effectivement confondue au rôle autoritaire et sexiste que s’attribuaient les hommes autrefois. Si le véritable père doit bénéficier, certes, comme eux de l’autorité il n’est pourtant pas celui qui règne en dictateur pour son bon plaisir. Au contraire, sa fonction de père est donnée par la mère dans l’intérêt de l’enfant. Il n’est plus le patriarche qui faisait « sa » loi mais celui qui doit s’appliquer à l’assumer, à la respecter lui-même et enfin à la dire à l’enfant. Il n’est plus le détenteur d’un pouvoir comme dominant mais le tiers qui seul peut et doit effectuer la difficile mais nécessaire séparation entre la maman et l’enfant. Pour le faire entrer dans cette fonction de père, la maman qui accepte la fonction symbolique de mère doit valoriser celui qui au départ n’est pour l’enfant qu’un « étranger ». C’est en montrant qu’elle aime cet homme et qu’elle l’écoute qu’elle fera comprendre au petit enfant qu’elle manque et que ce père mérite d’être écouté. « Ce qui institue la parole du père comme interprète de la loi, est le désir-de-la-mère » nous dit Christine Castelain-Meunier *(3)
Avec le petit enfant cette fonction est nécessairement celle d’un homme (pas toujours le géniteur ni même le papa) qui, à la différence d’une femme, apparaît limité et seul à la bonne place pour représenter la loi. Comment en effet la limite pourrait-elle être intégrée en venant d’une personne censée ne pas en avoir, puisque perçue toute-puissante par l’enfant ? Celui-ci peut éventuellement obéir pour lui plaire et ne pas la perdre mais il ne fait alors que céder à ce qui est pour lui un chantage affectif. Jamais il n’est question de règle à respecter. En effet quand celle-ci cherche à le limiter lui n’a de cesse de lui plaire et de l’imiter, c’est­à-dire d’être comme il la voit et comme il a toujours cru qu’il était lui-même : une divinité sans limites !
Dans ce jeu y aurait-il une fonction supérieure comme certains pourraient le craindre ? Qui de celle qui est la seule à pouvoir donner l’autorité ou de celui qui la reçoit aurait une position dominante ? Les deux fonctions ne sont-elles pas simplement dépendantes l’une de l’autre ? Et n’est-il pas nécessaire de les jouer en les exagérant même dans une société moderne où l’homme n’a plus le même prestige qu’avant ? Ce n’est qu’après plusieurs années (à peu près six ans d’après des neuropsychiatres) lorsque l’enfant aura intégré la « non toute-puissance » de sa référence première et la nécessité de la loi que la mère pourra aussi la dire. Il est donc toujours bon d’insister (jusqu’à la caricature) avec un petit enfant qui n’a pas accès au symbolique et qui ne veut pas admettre que sa maman ne soit pas toute-puissante. Tout petit enfant, en effet, veut la croire capable de faire un enfant toute seule et ce mythe de la Vierge Marie est tenace. C’est la raison pour laquelle la femme, dans une fonction d’autorité, devra, beaucoup plus qu’un homme, constamment rappeler qu’elle n’est pas la loi mais qu’elle ne fait que s’y soumettre. Faute de cela elle risque de ne pas être entendue ou même de ne faire subsister de ses propos que le traumatisme. C’est particulièrement vrai si elle s’adresse à une personne de l’autre sexe, lui faisant alors revivre ce qu’il a toujours besoin de refouler : la castration psychique qu’a été la découverte de son sexe et de son impossibilité à pouvoir devenir comme son premier modèle. Non seulement l’humiliation qui découle ce cette violence imperceptible mais terrible ne fera pas entrer dans la loi mais risque de provoquer, en réponse, la violence la mieux maîtrisée par l’homme : la violence physique !
La fonction symbolique de père fait étrangement penser au rôle dominant que se donnaient les hommes il n’y a encore pas si longtemps (ou même encore !) et, effectivement, cette fonction n’est pas facile à jouer, pas facile et même risqué ! Et pourtant n’y a-t-il pas énormément à gagner, d’essayer ? Le père ne sera jamais parfait (ni la mère), mais n’est-il pas préférable d’avoir un « mauvais » père que pas de père du tout ? Parce que notre société égalitariste confond égalité en droits et identité de plus en plus d’hommes et de femmes qui se veulent indépendants pensent pouvoir jouer les mêmes rôles et ainsi n’entrent plus dans les fonctions symboliques de mère et de père. Ces mamans et ces papas sont très attentionnés, très bienveillants mais les enfants, qui ne manquent pas d’amour, sont très peu confrontés à des personnes à la bonne place pour leur faire intégrer la loi. Ils font souvent partie de ces enfants que l’on appelle des enfants-rois ou même des « enfants gâchés » sans père et sans repère. Ces enfants sont très souvent des enfants qui restent hors la loi, dans la toute-puissance. En manque de manque, ils veulent tout, tout de suite, et restent perpétuellement insatisfaits. Incapables d’accepter la moindre règle et la moindre frustration, ils sont souvent extrêmement difficiles à gérer dans la famille où ils tyrannisent leurs parents, à l’école où ils ne peuvent apprendre, en société où ils multiplient les incivilités ou même les délits. Ils rejettent le passé et ne se projettent pas dans l’avenir. L’absence de cadre les angoisse et ils ont besoin pour se trouver une identité de provoquer, d’adopter des conduites à risques. N’ayant pas de véritable père, ils l’inventent à partir de rien. C’est particulièrement vrai pour les adolescents garçons qui le trouvent alors dans une caricature de l’homme : un macho, un chef de bande, un nazi, un intégriste, un islamiste …
Il est certes difficile de bien jouer les fonctions de père et de mère mais n’est-ce pas un projet commun passionnant pour les parents qui en gardant leur place respective peuvent en plus éviter une concurrence qui a souvent tendance à se transformer en rivalité où l’homme est rarement gagnant ? Si les fonctions sont interchangeables, l’un peut en effet très bien se passer de l’autre et l’on sait que dans 80% des séparations, les enfants sont confiés à la maman. L’homme qui n’a pas joué la fonction de père n’arrive alors que très peu (ou même, pour certains, plus du tout) à jouer son rôle de papa.
N’y a-t-il pas tout à gagner à jouer ensemble, sérieusement et sans se prendre au sérieux, ses fonctions respectives ? N’est-ce pas un projet susceptible de procurer de la joie et de donner du sens à la vie ?

(1) Au XVIème siècle
(2) Le géniteur peut être identifié grâce aux empreintes génétiques. Mais désormais qui est la génitrice ? Celle qui donne un ovocyte, ou un embryon ? Celle qui prête son utérus, porte et accouche ?
(3) Christine Castelain-Meunier, La Paternité, PUF, Que sais-je ? n°3229, 1997.

Jean GABARD
auteur de :
*« Materner ou éduquer – Refonder l’école », Les Editions de Paris, 2016. « Le féminisme et ses dérives – Rendre un père à l’enfant-roi » Les Editions de Paris, réédité en 2011