« Être noir à l’Opéra », réalisé par Virginie Plaut et Youcef Khemane

Lundi 23 décembre à 23h05 sur Arte | Disponible sur le site |

— Par Hélène Lemoine —

Le 11 mars 2023, l’Opéra national de Paris a vécu un moment historique. À l’issue d’une représentation de Giselle au LG Arts Center de Séoul, Guillaume Diop, un jeune danseur métis de 23 ans, a été nommé danseur étoile, une première pour l’Opéra de Paris qui n’avait jamais décerné ce titre à un homme noir. Ce couronnement, salué par des ovations à travers le monde, va bien au-delà de la simple reconnaissance d’un talent exceptionnel. Pour Diop, cette distinction représente à la fois une consécration personnelle et un lourd symbole. En devenant danseur étoile, il endosse un rôle d’ambassadeur de la diversité dans une institution historiquement perçue comme élitiste et homogène. Conscient de l’impact de sa nomination, il se fait le porte-voix de nombreux enfants issus de la diversité, qui trouvent en lui une source d’inspiration. « Je reçois plein de messages. C’est une fierté, mais cela me fait aussi peur », confie-t-il, la pression d’incarner un changement radical dans une tradition séculaire se faisant bien présente.

Diop n’a pas choisi d’être ce symbole de la diversité. Au contraire, sa route a été pavée de doutes et de remises en question. Coauteur, en 2020, d’un manifeste dénonçant la discrimination raciale au sein de l’Opéra de Paris, il n’a jamais voulu que sa place soit perçue comme celle d’un « cadeau » accordé en raison de sa couleur de peau. Il se souvient : « C’est pour ça que j’ai travaillé comme un malade, je ne voulais pas qu’on dise qu’on m’avait mis là juste parce que je suis noir ». La pression pour prouver sa légitimité est palpable, et il n’hésite pas à admettre ses peurs. « Je viens d’avoir 23 ans. Il faut déjà que je me connaisse avant de pouvoir représenter les autres », analyse-t-il avec lucidité, pesant la responsabilité qu’il porte à chaque mouvement sur scène.

À ses côtés, Sulivan Loiseau, contrebassiste martiniquaise récemment intégrée à l’orchestre de l’Opéra de Paris, vit elle aussi une expérience marquante. Première et unique personne de couleur dans l’ensemble symphonique, elle navigue entre son identité et son travail avec une authenticité rafraîchissante. « Noir, ce n’est pas une insulte, c’est ma couleur de peau, et elle est stylée », déclare-t-elle avec une assurance tranquille, défiant les euphémismes qui cherchent à masquer la réalité de sa présence. Elle encourage ses collègues à accepter cette vérité sans détour et assume pleinement son statut de pionnière dans un environnement où la diversité reste encore un défi.

Le film documentaire Être noir à l’Opéra, réalisé par Virginie Plaut et Youcef Khemane, plonge dans les coulisses de l’Opéra de Paris en suivant Guillaume Diop et Sulivan Loiseau tout au long d’une saison ponctuée de répétitions, de tournées, d’interviews et de réunions stratégiques sur la question de la diversité. Ces deux artistes, chacun dans leur domaine, sont le reflet d’une génération nouvelle, qui défie les stéréotypes et s’impose avec la volonté de changer les règles du jeu tout en restant fidèle à leur art. La caméra les suit dans leurs moments d’intimité, capturant leurs questionnements et leurs moments de doute, mais aussi leur détermination à faire bouger les lignes dans une institution figée dans ses traditions.

Les enjeux sont multiples. L’Opéra national de Paris, vénérable institution au répertoire ancré dans le XIXe siècle, se trouve confrontée à une révolution silencieuse mais profonde. Comment rompre avec les stéréotypes des œuvres du passé tout en préservant l’héritage artistique de la maison ? Comment faire évoluer les codes esthétiques sans dénaturer l’âme de l’Opéra ? Des questions se posent lors des réunions du comité consultatif sur la diversité, où se confrontent idées novatrices et résistances traditionnelles. Le film aborde des enjeux précis : comment éviter de tomber dans le cliché, par exemple, dans les représentations de la « danse chinoise » dans Casse-Noisette ? Ces débats, parfois difficiles, illustrent les tensions entre les valeurs progressistes et les traditions immuables.

Ce documentaire intime et sensible ne se limite pas à une simple analyse des défis institutionnels. Il donne une voix aux artistes, qui, tout en étant les témoins d’un changement nécessaire, vivent une révolution de velours au sein de cette institution. À travers les parcours de Diop et Loiseau, c’est le portrait d’une nouvelle génération d’artistes noirs qui se dessine, une génération qui, tout en assumant son rôle de pionnier, refuse de se définir uniquement par sa couleur de peau. « Je ne veux pas être la première et la dernière », explique Diop. Leur aspiration commune est celle d’une normalité où leur talent serait avant tout ce qui compte, et non leur identité.

Ainsi, Être noir à l’Opéra ne se contente pas de documenter une époque de transition, mais met en lumière la volonté de réconcilier la grandeur historique de l’Opéra de Paris avec les exigences contemporaines de la diversité. Ce film propose une réflexion plus large sur le rôle de l’art dans la société, l’importance de la représentation et la nécessité de faire évoluer les institutions pour qu’elles soient à l’image du monde d’aujourd’hui. Les témoignages de Diop et Loiseau sont autant d’espoirs pour une nouvelle ère de l’Opéra, plus inclusif et plus ouvert.