Étienne Ghys, mathématicien secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, directeur de recherche émérite au CNRS et vulgarisateur hors pair, publie la Théorie du chaos. Fake news, organisation du monde, concepts… il revient sur l’importance et les enjeux de l’enseignement de sa discipline, complexe et abstraite pour nombre d’entre nous.
— Entretien avec Anna Musso —
Il est rare qu’une idée mathématique se diffuse dans la société. C’est pourtant le cas avec la théorie du chaos, popularisée grâce à une image, celle de « l’effet papillon », selon lequel le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pourrait provoquer une tornade au Texas.
Depuis Galilée et Newton, la physique et les mathématiques sont traversées par la problématique du déterminisme. Dans son nouveau livre (1), le mathématicien Étienne Ghys, qui a reçu la médaille de la médiation scientifique du CNRS en 2022, montre que si la science semblait en état de tout prédire, elle doit reconnaître la complexité du monde et l’impossibilité de prévoir le futur.
Dans la Théorie du chaos, vous dites qu’ « il est bien rare qu’un concept ou une idée mathématique passe dans le grand public ». Expliquez-nous…
Étienne Ghys : Les mathématiques n’ont pas bonne presse dans la société. Beaucoup de nos concitoyens ignorent l’existence même de la recherche contemporaine en mathématiques et pensent « qu’il n’y a plus rien à trouver ».
D’autres considèrent qu’il ne s’agit que d’écrire de froides équations. Beaucoup ont conservé des souvenirs douloureux de leurs cours de maths lorsqu’ils étaient à l’école (près de 2 000 heures de maths du CP au bac…).
Les mathématiques sont avant tout une discipline dans laquelle on produit des idées qui sont souvent passionnantes, mais abstraites. Communiquer ce genre de choses à la société n’est pas facile et, en effet, il est rare qu’une idée mathématique passe dans le grand public.
Demandez autour de vous un exemple de concept mathématique qui date de moins d’un siècle par exemple : vous aurez bien peu de réponses ! L’effet papillon est peut-être un exemple connu de tous : un battement d’ailes au Brésil pourrait engendrer un ouragan au Texas.
Mais, à y regarder de près, il me semble que le message médiatique est tellement simpliste qu’il n’est pas compris. Il m’a semblé utile de saisir l’occasion pour expliquer avec un peu plus de détails l’enjeu philosophique et scientifique de ces fameux papillons.
Vous contribuez activement à la diffusion des mathématiques en France avec des livres grand public comme la Théorie du chaos ou la Petite Histoire du ballon de foot (2), des films pour les enseignants, des conférences, des passages dans les médias ou sur le Web. Pourquoi ces actions de médiation scientifique sont-elles si importantes ?
Étienne Ghys : Nous vivons une période de rupture nette entre la science et la société. La science est remise en question. Les fake news prolifèrent, l’irrationnel domine dans les débats.
On a assisté à cette irrationalité pendant le confinement, par exemple autour de la vaccination, et dans de nombreuses autres situations. Je me souviens d’une éclipse de Lune pendant laquelle un certain nombre de professeurs des écoles avaient fait rentrer les élèves en classe pour les « protéger des rayons ».
Les scientifiques ont le devoir d’essayer de remédier à cette tendance dangereuse. Bien entendu, il ne s’agit pas de renoncer complètement à l’émotion, à l’intuition ou à l’irrationnel : tous ces aspects font partie de notre vie quotidienne et c’est très bien. Il s’agit, en revanche, de remettre la rationalité à la place qu’elle mérite en nous permettant de mieux comprendre le monde qui nous entoure.
Dans notre pays, une bonne partie de la recherche scientifique est publique et les chercheurs doivent en rendre compte à la population générale.
Comment expliquer cette énigme fondamentale dévoilée par Galilée, à savoir que l’organisation de l’Univers obéit, ou semble obéir, à des lois mathématiques ?
Étienne Ghys : Voilà une question bien compliquée qui préoccupe presque tous les scientifiques et les philosophes. Comment se fait-il que le monde soit compréhensible (même s’il est passablement chaotique, pour revenir sur mon livre…) ? Ce qui est encore plus surprenant, c’est que cette compréhension du monde repose le plus souvent sur des fondements extrêmement simples. Beaucoup de scientifiques se sont interrogés sur ce mystère.
Pythagore avec son affirmation « tout est nombre », Galilée avec « la nature est écrite dans la langue mathématique » ou plus récemment le physicien Wigner, qui s’interrogeait sur la « déraisonnable efficacité des mathématiques ». Comme beaucoup, je constate, je m’émerveille et… je ne m’explique pas.
Une caractéristique des mathématiques est son abstraction qui fait qu’un même concept peut servir dans des situations extrêmement différentes, souvent éloignées des conditions qui ont conduit à sa découverte. Henri Poincaré disait que « faire des mathématiques, c’est donner le même nom à des choses différentes ». En quelque sorte, il s’agit de créer des outils, souvent très simples, qui servent partout.
Quel est l’état des mathématiques en France, à l’école, à l’université et dans la société ?
Étienne Ghys : Voilà trois questions qui demandent trois réponses différentes. Chacune demanderait de longs développements. À l’école, la situation n’est pas brillante, comme le montrent les nombreuses enquêtes internationales. D’abord, pour des raisons historiques lointaines, notre enseignement reste trop abstrait et très éloigné des autres sciences, plus « terre à terre ».
On semble avoir oublié, par exemple, l’étymologie très concrète de géométrie : mesurer la Terre, proche de l’arpentage. Puis, la formation initiale et continue des professeurs n’est pas suffisante.
Enfin, et surtout, les salaires des professeurs sont largement insuffisants et le métier n’est plus attractif. La qualité de la recherche mathématique à l’université est non seulement satisfaisante mais excellente par de nombreux aspects.
Tous les indicateurs le montrent. Là aussi, il y a des raisons historiques dont les racines sont très anciennes. Récemment, la communauté des chercheurs et enseignants-chercheurs (environ 4 000 personnes) a organisé des assises pour faire le point. Beaucoup d’aspects positifs ont été mis en avant mais de nombreux nuages noirs apparaissent à l’horizon.
En particulier, une pénurie de postes pour les jeunes et la question des salaires, là aussi insuffisants, font craindre un avenir moins brillant. Dans la société, selon moi, nous avons besoin de plus de mathématiciens qui transmettent au public général.
En 1900, David Hilbert, un mathématicien très célèbre, affirmait déjà qu’une théorie mathématique ne peut être satisfaisante que si on peut l’expliquer à la première personne rencontrée dans la rue. C’est peut-être un peu exagéré mais c’est tout un programme !
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie d’être « secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences » ?
Étienne Ghys : L’Académie des sciences conduit des réflexions relatives aux enjeux politiques, éthiques et sociétaux que posent les grandes questions scientifiques, actuelles et futures. Elle réfléchit, anticipe, explique et se prononce, notamment à travers des avis et des recommandations, marquant quand cela est nécessaire des prises de position. Ses travaux visent à fournir un cadre d’expertise permettant d’éclairer les débats et les choix de notre société.
Elle soutient, en outre, la recherche, s’engage pour la qualité de l’enseignement des sciences et encourage la vie scientifique sur le plan international. Les secrétaires perpétuels (car ils sont deux), accompagnés des président et vice-président, sont un peu les chefs d’orchestre de ce vaste programme. Il faut proposer, organiser et coordonner toutes ces activités.
(1) La Théorie du chaos, d’Étienne Ghys, CNRS Éditions, 64 pages, 8 euros. (2) La Petite Histoire du ballon de foot, d’Étienne Ghys, éditions Odile Jacob, 144 pages, 16,90 euros.
Source : L’Humanité