Patrick Chamoiseau éveilleur de consciences !
— Par Marcel Luccin —
Spectacle audiovisuel; exploit sportif, incroyable succès populaire.
Ce qui gâche l’affaire : ces voiles réduites à des panneaux publicitaires :
» William Saurin attaque Mac Donald… »
Les sponsors en guise d’éthique,
devrait mettre fin à cette indécence…
Aider sans dénaturer…
Patrick Chamoiseau
Nos intellectuels peuvent-ils penser à tout ou alors, y a-t-il des sujets plus pertinents que d’autres ? De manière impromptue Patrick Chamoiseau place les courses de yoles rondes au cœur d’une réflexion fondamentale. Il nous invite à faire le lien entre éthique et publicité, dans un contexte de délabrement des mœurs et d’exigences sociales.
A l’évidence, tout un pan de la culture et du patrimoine martiniquais est douloureusement mis à l’épreuve par des publicités omniprésentes. Ce phénomène, révèle à la fois une forme de violence sournoise et une vigilance collective qui se dégrade. Autant que le mécénat est présent partout, la pensée de Patrick Chamoiseau est limpide et pédagogique. Elle met en évidence la fragilité d’une pratique sportive « divertissement » partie de rien, devenue soluble dans de la publicité. Il n’est certes pas question de nier le rôle moteur des soutiens financiers, mais de faire preuve de vigilance quant aux aptitudes à valoriser les comportements vertueux, ceux qui ouvrent les portes de la responsabilité et de la dignité.
S’il faut avant tout redéfinir la Martinique, je suis tenté de dire que son insularité ne la réduit pas uniquement à un espace entouré d’eau mais que son existence effective dépend en grande partie de la conduite des individus qui la composent. L’insularité n’est certes pas un prétexte pour se séparer du monde mais une différence qui exige solidarité et sauvegarde des valeurs essentielles. S’agissant de l’éthique ou de la morale, c’est comme dans la restauration. Chaque prestataire de services doit avoir à cœur le bien-être des consommateurs.
Malgré nos multiples questionnements, tous les espoirs ne sont pas totalement perdus. Il suffit d’avoir la volonté de contourner les préjugés qui veulent que nous soyons des individus naturellement crédules aux sourires candides. Manifester le désir de se positionner adroitement au milieu des centres de décisions, des transactions, ne signifie pas vouloir l’affrontement, ni le rejet de l’autre. C’est surtout la volonté de faire savoir que l’on a compris la mécanique des techniques et des pratiques commerciales en vogue.
Il ne faut pas se voiler la face, l’histoire de la Martinique est jalonnée d’acceptations traditionnelles. On s’accommode, par peur de bousculer les règles du jeu. On fait l’unanimité sur des légèretés au dépend des opportunités, faute d’innovations.
Les inquiétudes de Patrick Chamoiseau quant au clivage entre yoles traditionnelles et publicités sont lumineuses, conquérantes et suggèrent des interprétations fécondes. L’évocation de l’indispensable éthique est à la fois courageuse et consolante pour ceux qui œuvrent pour que notre société soit plus vivable. Dans ces conditions, deux arguments chatouillent l’imaginaire. L’un, vaudrait que même en vantant l’impact populaire des courses de yoles, rares sommes-nous à proposer une interprétation claire de l’intégration de la yole martiniquaise dans le patrimoine immatériel de l’Unesco. L’autre argument réside dans l’invisibilité des effets pervers de la publicité qui abondamment, illumine les courses de yoles.
Si le mot « publicité » a un sens, il se termine toujours par un acte d’achat et de soumission. La sponsorisation, sournoisement conditionne les comportements, modifie le langage commun, insidieusement transforme les mentalités. C’est de l’idolâtrie prétendent certains d’entre nous. Si ce n’est pas le cas, ça lui ressemble étrangement. Curieusement, on trouve à la fois demande d’assistance réitérée et recherche de profits.
Depuis quelques décennies, les courses de yoles rondes offrent à la population toute entière un spectacle unique, riche en émotions clairement revigorantes pour le moral. Tous ces questionnements en germe suscitent des interprétations, puisqu’ils orientent l’imaginaire vers le caractère authentique d’un patrimoine ancré dans la culture martiniquaise. Toutefois il ne faut pas négliger l’influence de l’argent et la lumière projetée sur les différents protagonistes.
Partant de là, on découvre l’originalité d’une démarche qui permet d’étudier le principe de fonctionnement de la publicité qui vante les mérites de la consommation et de vérifier l’interdépendance entre mécènes et acteurs sociaux. Tout se passe comme si une main invisible canalise, oriente, diversifie activités et produits en fonction des attentes. A l’évidence, les courses de yoles ouvrent droit à de larges possibilités dans le domaine de la publicité et du développement humain.
Transformer la donne, exige réflexion et prise de conscience de la vulnérabilité d’un système d’apparence confortable. Il est certes malaisé d’appréhender le changement sans maîtrise des caractéristiques spécifiques du système, sans possibilité de mettre en balance les sacrifices des yoleurs et la contribution des sponsors. Deux valeurs se font face. L’une est incluse dans un schéma d’utilité sociale, l’autre dans une logique de profit. Précisément, à ce niveau Patrick Chamoiseau en y intégrant la notion d’éthique met opportunément en relief un rapport de force évident.
En Martinique, la notion d’utilité sociale est fondamentale dans la mesure où l’état de providence décline. Quand on parle « patrimoine », on pense d’abord à raison « yoles ». Il s’agit bien du fœtus de marins-pêcheurs authentiques, dépourvus d’encadrement techniques, de commanditaires, de mécènes, encore moins d’autonomie financière. Seulement, à cette époque les courses de yoles correspondaient indiscutablement à des besoins sociaux insatisfaits.
De nouveaux concepts de yoles ont vu le jour, les pécheurs se sont adaptés, mais les fondamentaux résistent à ce jour. La nouveauté sociale en Martinique donne raison à l’adage qui dit : « l’argent est le nerf de la guerre ». Effectivement, l’instinct humain ne résiste pas à l’envie de s’intéresser à ce qui rapporte. A partir de là, se pose le dilemme entre l’éthique, la volonté de rester soi-même et présenter les courses de yoles comme la matrice d’une tradition franche, éclatante pour la génération montante. Tout ne peut pas être totalisé mais les yoles en elles-mêmes sont des œuvres d’art par excellence. Les voiles, œuvres des femmes qui rapiéçaient les sacs de « farine France », aujourd’hui, sont éclipsées par de grandes voilures aguichantes accaparées par des publicités. Quoi qu’il en soit, il est urgent de rendre inopérantes les récupérations vraisemblables.
Ce faisant, il convient de célébrer les équipages, individuellement et collectivement qui s’expriment sur des embarcations améliorées. Jadis ces dernières symbolisaient la précarité de toute une génération de pêcheurs martiniquais. Même si certaines appréciations passent au travers des mailles de notre compréhension, nous avons tous l’obligation d’identifier les atouts et les faiblesses de certaines options. Retenons néanmoins, l’exemple de solidarité que donnent les yoleurs. Ils apportent la preuve que la solidarité est la seule finalité morale digne de ce nom pour sortir du malaise ambiant. C’est en effet un stimulant individuel et collectif qui ne suggère aucune croyance dans des entités métaphysiques ou religieuses.
Un des responsables disait « On ne peut pas monter une affaire en comptant essentiellement sur des subventions ». Vraisemblablement inspiré par le dicton : « aide-toi, le ciel t’aidera ». Effectivement, le mécénat n’est pas une pratique courante dans nos habitudes. Quant aux subventions, elles obéissent à des adéquations souvent incompréhensibles. Dans un cas comme dans l’autre, les retombées de la main tendue enchantent tous les cerveaux.
Partenaires dans l’effort sur terre, solidaires en pleine mer, les yoleurs comblent désormais le vide en matière de référents pour les générations montantes. Inattendus, les yoleurs tracent une route, scandent le rythme des innovations possibles. Tant pis pour ceux qui prétendent que le vivre ensemble, que la reconnaissance réciproque sont des expressions fourre-tout.
Pour avoir survécus aux intempéries et au poids des contraintes sociales, ce patrimoine authentique lance l’invitation à revisiter l’histoire mouvementée des anciens, à mettre en perspective d’autres finalités aussi inventives et à moins privilégier l’immédiateté au détriment du futur. Nos enfants pourraient nous reprocher d’avoir négligé les fondamentaux. De manière opportune l’auteur nous invite à réconcilier pensée et action, à l’heure où il nous faut certainement du courage pour regarder en face nos anxiétés.
Marcel Luccin
22 août 2022