— Par Roland Sabra —
Très intéressante soirée de lectures théâtrales ce samedi 16 décembre 2018 à L’Œuf plein comme il se doit d’un public avide de découvrir deux textes choisis, et bien choisis, par ETC.. Caraïbe.
La petite salle est comble, les chaises manquent, le public s’entasse, déborde dans la rue Garnier Pagès quand Vincent Fontano derrière son pupitre commence la lecture de « Loin des hommes » créé cette année dans son île de La Réunion. La voix est forte et puissante, à la hauteur du texte qu’elle fait vibrer et toucher au cœur l’auditoire. Il est né laid l’enfant. La Mère le dit, le lui répète. Elle l’aime mais il est laid. Elle en fera un homme, un vrai, c’est à dire une caricature, à jamais plongé dans le virilisme cette maladie infantile de la masculinité. Au delà de la violence qui le taraude, le mine et l’agit, au-delà de son aspect physique, la tête dans les épaules, sa vraie laideur est là dans ce machisme qu’il porte en lui autant qu’il est porté par lui. C’est au départ ou à la mort, c’est du pareil au même, du père, que l’injonction maternelle d’être un homme à été faite. Et lui le gamin, va s’y conformer corps et âme sur le mode de la caricature comme pour ne pas avoir à quitter les chaînes affectives de l’enfance. Il donne à voir pour mieux cacher. À la mère il doit fournir des preuves. Flic et/ou voyou, peu importe habite en lui un personnage qu’il n’est pas. Les femmes? Il en a rencontrées, mais elles appartiennent ce théâtre d’ombres où il navigue à tâtons. Un soir, une nuit, à ce moment imprécis ou s’estompent les genres et les gens qui les portent, un homme lui demande du feu pour une cigarette. Il lui donnera sa flamme. Attirance pour un semblable, beau comme un dieu celui-là et qui lui renverra, en miroir sublimant un égal reflet dont il vérifiera l’efficace dans l’attirance qu’une jolie femme éprouvera pour lui. Mais son désir à lui est ailleurs, il n’est déjà plus ce qu’il affichait être…
Le texte, déjà mis en scène, à la Réunion, est très construit, très architecturé, jusqu’au point de faire oublier le travail de gésine qui l’a fait éclore. Il serait dommage de ne pas avoir la possibilité d’en voir une représentation ici en Martinique car on l’aura compris il touche à un ensemble d’interrogations qui travaillent le corps martiniquais le plus souvent en sourdine mais à voix forte et tonitruante au carnaval.
« Pourvu qu’il pleuve » de Sonia Ristić, a été écrit à partir d’une expérience personnelle. L’auteure a travaillé tout un temps dans un bistrot, lieu d’observation du monde, grand, petit, de première main. Elle s’interroge sur le travail, sur ce qu’il peut représenter dans une vie lorsqu’il n’est pas choisi par goût mais par nécessité. Il y a ce « regard éloigné » sur le lieu de rencontre, le lieu de représentation sociale, mais aussi le lieu où se donne à voir une part de l’intime que représente le bistrot. Se croisent dans ce rade trois récits de vie. Il y a d’abord ces trois serveuses qui se collettent à ce qui « gueule, bouscule, cogne », au clients, aux chiants, aux indécis, aux exigeants, aux dragueurs, aux agressifs, bref à toute la palette des comportements humains, et qui prient « pourvu qu’il pleuve » car en ces jours de pluie la clientèle se raréfie et elles peuvent respirer davantage. Ensuite il a ce couple « illégitime » à la table 13, que par superstition on désigne plutôt sous le numéro de 12 bis, qui rêve de grands départs et qui reste là scotché à l’image un peu glauque de la petite table qui leur sert d’univers. Lui un peu lâche, comme souvent les hommes dans ce type relation extraconjugale, s’accommode de sa double vie, elle, en qui sommeille, comme plus souvent encore chez les femmes une Antigone, finit par ne plus supporter le mensonge et la trahison. Et puis se trouvent aux cuisines deux kurdes qui débattent entre deux plats de l’identité des exilés. A l’un qui vante le communautarisme, l’ancrage dans une histoire millénaire, l’autre rétorque la nécessité de s’affranchir des assignations identitaires collectives asservissantes. Moyen âge vs Modernité.
Une amie que j’aime beaucoup me dira que l’histoire du couple tire un peu du coté du boulevard. Certes, mais néanmoins il n’est pas fréquent de voir aborder en Martinique le sujet de l’infidélité et des couples illégitimes d’une invraisemblable banalité en ce pays. Pour ma part, disais-je à cette amie très chère, en tant qu’ancien étudiant en psychologie du travail et garçon de café par nécessité à cette époque, la thématique du boulot dans un bistrot me parlait à plus d’un titre. Quant à la question du débat entre individualisme et communautarisme force est de constater qu’elle repeint à ses couleurs l’ensemble du devenir de l’île et que là encore les pièces qui l’abordent sont plutôt rares. Euphémisme.
Mais c’est peut-être plus la façon dont est racontée cette journée que les évènements qu’elle relate qui intéresse. Sonia Ristic a choisi une narration fragmentée, en damier, décousue dans son mode d’exposition, construite autour de « shortcut » comme on dit au cinéma. Les histoires se croisent, se démultiplient, se brisent dans leur récit pour rebondir un peu plus tard. Il en résulte un rythme endiablé, une vivacité énergisante, un tourbillon jouissif que la metteure en scène Astrid Mercier se propose de restituer, avec une équipe légèrement différente de celle de la lecture, sur scène d’ici la fin de l’année 2019. Elle est attendue avec impatience tant il est vrai que les thématiques qu’elle aborde sont d’ici et d’aujourd’hui.
Fort-de-France, le 16/12/18
R.S.