Les Compagnies républicaines de sécurité avaient été bannies de l’île après la mort d’Edmond Eloi, surnommé Rosile, Christian Marajo et Julien Betzi, lors des « événements » de 1959.
Le 24 décembre 1959, le Conseil Général adoptait une motion demandant le retrait de tous les C.R.S. et des éléments racistes indésirables.
Un certain émoi a accompagné l’arrivée depuis deux semaines de la huitième Compagnie Républicaine de Sécurité (CRS 8), une unité d’élite spécialisée dans la lutte contre les violences urbaines créée en 2021.
Cette décision a constitué pour de nombreux martiniquais un chiffon rouge qui ravive les rancœurs et les douleurs et enfouies et a force symbolique de réitération du rapport de domination de l’État sur la population et les institutions locales. Mais le rétablissement de l’ordre ne s’est pas opéré. Au contraire, du nord au sud, de ronds- points occupés aux nuits incendiaires, l’embrasement gagne.
Quel sens donner à ces manifestations spontanées et violentes, quasi concomitantes avec des mouvements sociaux revendicatifs, telles des braises couvant sous une cendre qui depuis des décennies ne parvient pas à refroidir ? S’agit –il de dérapages de bandes de jeunes désœuvrés et opportunistes qui trouvent là des occasions d’exprimer leur agressivité et leur rancune envers une société qui ne leur fait pas de place ou faut- il y reconnaître un ressentiment profond qui a traversé ces 65 années qui nous séparent de Décembre 59 ?
Dénoncées et déplorées, les émeutes urbaines et leurs conséquences ne peuvent faire l’économie d’une analyse dont chacun subodore les ressorts profonds.
Quel sens leur donner ? Pourquoi sont – elles récurrentes alors que l’Etat s’affaire à rétablir l’ordre et à le maintenir ? Depuis des décennies …
I. Bref retour chronologique
1959 : CRS, Plan Nemo et BUMIDOM …
Du 20 au 22 décembre 1959, les forces de l’ordre avaient ouvert le feu, tuant trois jeunes des quartiers pauvres de Fort-de-France, au cours d’une émeute déclenchée par un accident de la circulation impliquant un pied-noir installé depuis peu sur l’île. Ces Trois Glorieuses de la Martinique avaient révélé, aux yeux des autorités métropolitaines, une situation sociale explosive et la popularité des idées anticolonialistes au sein d’une jeunesse frappée un chômage et une pauvreté endémiques.
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Le malaise de la jeunesse urbaine que l’émeute avait révélé se convertit soudain en un problème politique urgent à résoudre. Le sang avait coulé et les risques de répétition de tels événements auguraient d’une dégradation du climat politique, à terme funeste au statut de département d’Outre-Mer, dans le contexte de la guerre d’Algérie et la surprise causée par la rapidité des indépendances africaines, moins de deux ans après la création de la Communauté et la révolution castriste à Cuba.
La réaction de l’État s’inscrivit sur deux fronts :
- La création du Service militaire adapté (SMA), afin de prévenir ce « péril subversif », à l’initiative du général de brigade Jean Némo théoricien en vogue de la contre-insurrection*,
– La migration de masse des Antillais vers la métropole, déjà discutée depuis le début des années 1950 désormais envisagée dans des délais plus brefs et mise en œuvre par le BUMIDOM en 1963. Le préfet Jean-Émile Vié, président du BUMIDOM, l’expliquait clairement en 1971, lors de son intronisation : « On peut développer l’agriculture, encourager l’industrialisation, rechercher la création d’emplois secondaires et tertiaires. Les résultats ne seront cependant sensibles qu’à terme. Seule la migration a des effets immédiats ».
La conclusion du rapport Némo de novembre 1960 soulignait : « Le SMA doit être le point de départ de cette longue et patiente opération de défense nationale […,] dont le but est de garder les départements français d’Amérique dans le patrimoine national la défense de la souveraineté française aux Antilles. Le SMA s’inscrivait aussi dans une logique d’affrontement Est-Ouest … « face à l’agression dont le monde libre est aujourd’hui la victime de la part des ennemis de l’homme et de la civilisation, (comme) une force combattante sans chars ni canons ».
Césaire voyait en Jean Némo « l’incarnation du colonialisme en personne ».
Ce sont ainsi 160 000 antillo –guyanais qui furent happés par une métropole avide de main –d’œuvre et qui constitueraient ensuite les classes creuses de notre démographie. Mais l’ordre avait été maintenu ou du moins, on avait échappé au pire …
Si l’on considère la période de 1959 à aujourd’hui, une évolution est observée dans les réponses portées à ces poussées de fièvre collective. Cependant, si la réponse sécuritaire aux « désordres » constatés aujourd’hui interpelle, c’est bien parce que la gravité de la situation est apparue paradoxalement bien en deçà des violences commises en février 2009 ou en novembre 2021 au début de ce conflit social.
Ainsi en février 2009, au 20e jour de la grève générale contre la vie chère et pour une augmentation des salaires de 354 euros, emmenée par un collectif, le K5F rassemblant une quarantaine d’organisations (syndicats, associations, artisans, transporteurs et acteurs de la société civile), après la suspension des négociations, la situation avait rapidement dégénéré. En une nuit une cinquantaine de commerces avaient été pillés et une dizaine de voitures brûlées à Fort-de-France où des affrontements violents opposaient policiers et gendarmes mobiles à des dizaines de jeunes encagoulés tirant sur les forces de l’ordre avec des fusils de chasse.
Le préfet Ange Mancini avait fait appel à deux escadrons de gendarmerie mobile de Paris et appelé les Martiniquais à éviter de se déplacer après 19 heures : «Il ne s’agit pas d’un couvre-feu mais d’une demande solennelle de participation à la sécurité de tous. »
Plus près de nous, en novembre 2021, une semaine après le début de l’appel à la « résistance » lancé par un collectif de syndicats et d’organisations citoyennes pour dénoncer le recours au pass sanitaire, l’obligation vaccinale faite aux soignants, et la suspension des soignants récalcitrants, on déplorait des barrages autoroutiers suivis d’incendies de barricades, de tirs à balles réelles sur les véhicules de gendarmes, ainsi que de pillages de divers commerces. Les revendications se doublaient d’une exaspération face au creusement des inégalités sociales renforcées par la crise sanitaire et au scandale de l’empoisonnement de la population au chlordécone.
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Un couvre-feu de 19h à 5 h avait été instauré par le préfet Stanislas Cazelles durant plusieurs semaines tandis que le Premier ministre Jean Castex a annonçait la création d’une instance de dialogue.
A priori, le schéma semble inéluctablement le même : à une mobilisation populaire ou dans le cadre d’un mouvement emportant un large consensus, tel celui initié actuellement par le RPRACT en faveur de la lutte contre la cherté de la vie, viennent se greffer des mouvements de protestation illégaux, se traduisant par l’érection de barrages, des dégradations de biens, des exactions et des affrontements avec les forces de l’ordre.
Ces violences urbaines ont fait l’objet de condamnations fermes, des personnalités publiques appelant au rapide rétablissement de l’ordre.
Il y a cependant lieu d’apporter une nuance : le mouvement n’est pas seulement celui de jeunes.
Ainsi, l’occupation des ronds –points durant la journée rappelle à certains égards le mouvement des Gilets jaunes, tant on y trouve des jeunes, mais aussi des adultes plus âgés, des femmes avec parfois leurs enfants et ce qui s’y joue, outre la manifestation de leur protestation, c’est la volonté de convaincre les automobilistes de la justesse de la cause et de la solidarité attendue de leur part. Certains même tiennent à se dissocier des exactions commises.
Pour autant, le constat est là et le bilan est lourd : mobilier urbain et édifices publics dégradés, commerces et automobiles incendiés, paralysie des transports et impact sur les établissements d’enseignement et de santé.
Dès lors, il s’avère nécessaire d’aller plus avant dans la lecture de ces phénomènes sociaux afin d’en saisir le sens et les enjeux, et d’en questionner la récurrence.
II. Analyse
D’une façon générale, les violences urbaines trouvent leur terreau dans tout contexte de précarité sociale, d’inégalité, et de chômage et notamment d’absence de perspectives pour la jeunesse qui se saisit d’un conflit social ou d’un incident afin d’exprimer sa colère, son malaise et son ras- le –bol.
En France, à partir des émeutes des Minguettes en 1981, un traitement social – sécuritaire a été mis en œuvre afin de les prévenir / contenir. Il a donné lieu en les aménageant progressivement, à des politiques publiques de l’éducation, de résorption du chômage, et dans certains cas, à un traitement urbain spécifique. La réponse sécuritaire a été modulée en fonction des gouvernements. Cependant, relevant principalement de populations racialisées, paupérisées et marginalisées, ces émeutes sporadiques n’ont pas été éradiquées, loin de là.
Le parallèle pourrait être tracé avec la situation en Martinique.
Les indicateurs de l’INSEE sont éloquents.
En 2020, 27 % des Martiniquais vivaient sous le seuil de pauvreté monétaire, un taux supérieur de 12 points à celui de la France, tandis que le revenu médian annuel des ménages pauvres s’établissait à 10 400 euros.
La Martinique figure parmi les régions les plus pauvres de France. Les jeunes de moins de 30 ans et les familles monoparentales sont sur- exposés à la pauvreté, marquée par la prédominance des prestations sociales qui constituent ainsi 46,7 % du revenu disponible des ménages sous le seuil de pauvreté.
En 2022, le taux de chômage s’établit à 12,5 %, soit 5,2 points de plus qu’en France.
Parmi les jeunes âgés de 15 à 19 ans, 7,5 % sont sans emploi, ni formation et 31 % des actifs de moins de 30 ans, soit environ 14 400 jeunes sont au chômage. Plus d’un jeune sur quatre est chômeur diplômé. Enfin, 3 % de ces jeunes sont exclus socialement et professionnellement.
Depuis des dizaines d’années, les politiques publiques de traitement du chômage ont constitué des aménagements destinés à absorber les vagues de populations reléguées, paupérisées, exclues, mais le constat est là : ni les communes « buvard social », ni l’institution scolaire qui a continué à « produire » des cohortes de jeunes sans qualification à la sortie du système scolaire, ni le marché de l’emploi dont l’étroitesse se conjugue à l’exigence de qualification spécifiques, n’ont permis à des milliers de jeunes d’espérer en un avenir autre qu’une précarité rythmée par les « petits contrats », contrat initiative – emploi., insertion, accompagnement dans l’emploi, d’avenir … et pour certains, les CCD au centre pénitentiaire de Ducos.
Dans un contexte de chômage endémique, d’affaiblissement des cadres d’autorité – famille, école, religion et mouvements de jeunesse – la désaffiliation sociale a vite fait d’évoluer vers des marges de délinquance et de trafics, d’autant que parallèlement la circulation des armes et le développement du trafic de stupéfiants s’intensifiaient.
La conscience de leur relégation, l’affirmation de leur identité martiniquaise, le refus de l’ordre établi constituent des vecteurs d’une rupture revendiquée avec une société dont ils n’attendent plus rien. Dès lors, leur irruption exacerbée dans le champ social protestaire ne s’établit pas simplement au regard d’un rapport de forces et d’un défi à l’ordre public, mais signe le renversement d’un ordre en faisant éclater les logiques d’une société qui nie leur altérité sans rien leur proposer.
Pourtant, en 2009, quelques mois après la loi du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer, dans un rapport au Sénat, Serge Larcher lançait un cri d’alarme, constatant la situation catastrophique de la jeunesse. Au-delà de la dénonciation de la criminalité urbaine constatée en marge des manifestations contre … la vie chère, il considérait ces violences urbaines comme des « stigmates annonciateurs d’un mal profond » et insistait sur la nécessité de « déclencher des politiques publiques à tous les niveaux de décision », appelant de ses vœux « un Plan Marshall pour la jeunesse » …
Las, la situation semble plutôt s’être dégradée une quinzaine d’années plus tard, la désespérance et la révolte des jeunes s’exprimant de plus en plus tôt et de façon plus violente. Les digues s’écroulent les unes après les autres dans un jeu mortifère où la surenchère n’épargne presque plus rien.
Or, les politiques successives d’austérité notamment depuis 2010 établissant des programmes de maîtrise de la dépense publique et de réduction des déficits budgétaires ont affecté la capacité de l’Etat et des collectivités locales à mettre en œuvre, et sur le long terme, des politiques publiques de lutte contre les précarités – monétaire, sociale, éducative, résidentielle et culturelle.
Une course de vitesse semble engagée entre cette spirale qui broie des pans de plus en plus larges de la jeunesse martiniquaise et les efforts à faire pour lui assurer les moyens d’un avenir digne et responsable.
Serait – elle perdue d’avance ?
Il est à craindre qu’à court terme, la réponse sécuritaire de l’Etat n’alimente ressentiment et révolte conduisant à des comportements jusqu’au-boutistes délétères pour l’ensemble du corps social. Mais surtout, la politique d’austérité annoncée par le gouvernement, se traduisant par une réduction drastique des dépenses publiques pourrait contrarier les éventuels projets destinés à combattre l’exclusion et la relégation sociale de franges toujours plus importantes de notre société.
Faudrait –il alors que l’Étatréactive le BUMIDOM ?
Quinze ans déjà que le Sénateur Serge Larcher préconisait un Plan Marshall pour la jeunesse …