Une Lettre Ouverte de Maéva Lubin, publiée dans France Antilles, le lundi 15 juin 2020
« À l’instar des historiens Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire dans l’ouvrage “Fracture Coloniale”, je constate qu’il y a encore des traces de la pensée coloniale dans l’espace politique et médiatique français. Ces traces prennent place dès notre enfance, dans nos livres d’histoire-géographie qui construisent une histoire de France qui met en avant la blanchité¹ de ses figures nationales.
C’est comme cela qu’année après année, les enfants français apprennent une histoire de France qui ne correspond pas au métissage et à la mixité de la population. Une histoire de France où les noir·e·s n’apparaissent que lors des leçons sur « l’esclavage » et sur les « pays du Tiers-Monde ».
Ces traces de pensées coloniales s’installent dans nos lois comme celle du 23 février 2005 qui demande à ce que « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ».
C’est comme cela qu’en Martinique, on peut penser qu’il est normal d’avoir des statues de Victor Schœlcher (récemment déboulonnées par des militants « anti-héritage colonial »), de Joséphine de Beauharnais (qui a participé au rétablissement de l’esclavage aux Antilles et en Guyane) et Pierre Belain d’Esnambuc (qui a établi la première colonie française en Martinique et massacré les autochtones qui s’y trouvaient et importé des esclaves africains), et pas de statues de héros locaux.
C’est comme cela qu’on véhicule un récit colonial assimilationniste² et une histoire abolitionniste « par le haut » et qu’on enlève la longue histoire de luttes indociles des esclaves antillais qui se sont battus de tout temps pour reconquérir leur liberté.
Peut-on s’étonner ?
Cette pensée coloniale continue de se diffuser quand en 2007, à Dakar, un président français, Nicolas Sarkozy, dit que « l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire ».
C’est comme cela qu’après avoir passé trois siècles à tenter de détruire une culture (langues, religions), à réduire des peuples en esclavage, on nie leur histoire et les discriminations subies par leurs descendants, au lieu de dénoncer le racisme structurel qui empêche les personnes non blanches d’accéder à des postes de responsabilité et de direction dans les institutions publiques, et qui limite les possibilités de rôles pour les acteurs.
Quand nulle part la diversité de la population française n’est représentée, peut-on s’étonner de voir des militants antiracistes déboulonner les statues qui participent à la construction d’un récit national officiel qui ne les représente pas et valorise le passé colonial français ?
Quand on sait qu’après l’abolition de l’esclavage, les colons des Antilles ont été indemnisés financièrement pour chaque esclave libéré et qu’aujourd’hui leurs descendants jouissent encore d’un patrimoine hérité de la colonisation, comment ne pas comprendre la colère du LKP lors de la grève de 2009 et la colère qui agite encore de nombreux militants antiracistes ?
N’est-il pas venu le temps de soigner les stigmates ?
On voit que dans le Mémorial ACTe, seul musée sur l’esclavage et la traite négrière en France, on ignore les viols, les tortures et les cultures détruites par les premiers colons aux Antilles. On nie l’art amérindien, on passe sous silence la violence de la traite des esclaves, on omet la déportation des Africains et leurs nombreuses révoltes, mais on met en avant les combats navals des pirates et colons européens dans la mer des Caraïbes. Peut-on s’étonner que de nombreux Antillais boycottent ce musée et que l’on en vienne à se demander pourquoi quand l’histoire est racontée en France, elle est systématiquement blanche ?
Puisque le racisme n’est visiblement pas le seul fait de quelques individus « mal éduqués », mais un véritable système lié à notre passé colonial qui peut structurer des États, ses institutions, ses médias et ses représentations, n’est-il pas venu le temps d’en soigner les stigmates ?
Comprendre le colonialisme ne solutionnera pas tout, mais arrêter de le nier est peut-être ce qui nous permettra de dénouer ce qui fait blocage aujourd’hui dans la société française.
En effet, si l’ignorance, les silences et la culpabilité ont tôt fait de nous dresser les uns contre les autres, le dialogue et l’écoute de tout·e·s sont peut-être ce qui nous permettra d’abolir enfin cette frontière « eux »/« nous » en ouvrant la parole.
Ensemble, arrachons « tous les rires Banania des murs de France » : débarrassons-nous de nos symboles coloniaux, rendons compte des différentes expériences historiques des ex-colonisés et des ex-colonisateurs sans tomber dans un révisionnisme historique, écrivons une histoire collective qui inclue la culture et l’histoire des peuples qui ont été réduits en esclavage par la France, et dont les descendants français ne se sentent pas représentés aujourd’hui.
¹ Steve Garner, dans son livre dédié au concept, définit la blanchité comme l’hégémonie sociale, culturelle et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethnoraciales, aussi bien qu’un mode de problématisation des rapports sociaux de race.
² L’assimilationnisme est un mouvement d’idées ayant pour objectif de faire disparaître tout particularisme culturel et d’imposer l’assimilation culturelle aux minorités d’un pays. Elle a constitué le centre de la politique française d’intégration de la IIIe République aux années 70-80 ».