De la couleur de peau…
— Par Alexandre Sirois, éditorialiste à « La Presse », le 30 mai 2020.—
« La Presse » est un quotidien québécois fondé en 1884 à Montréal.
Les drames et les évènements racistes qui font la manchette ces jours-ci aux États-Unis nous rappellent cruellement qu’il y a toujours eu deux Amériques. L’une rêvée, qui finit elle-même parfois par croire à ses mythes ; celle qui a permis l’élection de Barack Obama il y a une douzaine d’années. Et l’autre, qui est ancrée dans la réalité ; celle où les inégalités et le racisme masquent souvent les idéaux dont elle se réclame. C’est avec cette Amérique qu’on a renoué avec effroi lors de la mort de George Floyd après son arrestation par un policier blanc, accusé hier de meurtre au troisième degré et d’homicide involontaire. Cet homme noir de 46 ans, qui aurait tenté d’utiliser un faux billet de 20 $, a été brutalement cloué au sol pendant de longues minutes. Il a imploré qu’il ne pouvait plus respirer. En vain. Cette mort, l’indignation de la communauté noire, les manifestations qui virent à l’émeute… Les Américains ont joué dans ce film beaucoup trop souvent. Un film auquel il faut cette fois ajouter l’arrestation d’un reporter noir de CNN… alors que son collègue blanc situé tout près a pu continuer son travail.
« Les gens sont piégés dans l’Histoire, et l’Histoire est piégée en eux », a écrit dans les années 50 l’écrivain et porte-parole du mouvement intégrationniste James Baldwin. En 2020, faisant écho à ce raisonnement implacable, les médias américains rapportent aussi ces jours-ci des développements choquants liés à la mort d’Ahmaud Arbery. Ce jeune homme noir de 25 ans faisait son jogging sur une route de la Géorgie avant de tomber sous les balles de deux hommes blancs. Encore là, le scénario n’a surpris personne : ils ont dit avoir cru qu’il s’agissait d’un voleur… Ouvrons une parenthèse ici pour expliquer que la mort d’Ahmaud Arbery nous a permis de comprendre que dans un pays où l’on jure que « tous les hommes sont créés égaux », un acte aussi banal que faire son jogging est aussi teinté par la fracture raciale.
Le New York Times, dans la foulée de cette affaire, a publié « Courir en étant noir », une série de témoignages à ce sujet. Ils sont accablants :
◊ « Comme beaucoup de coureurs noirs, faire une des choses que j’aime le plus dans la vie vient avec un stress existentiel intense et des contraintes. […] Je n’ai jamais joggé sans le spectre de la race. Mon apparence porte ombrage à chacune de mes foulées », a expliqué le journaliste Kurt Streeter.
◊ Pour certains lecteurs cités, le téléphone intelligent – à cause de sa caméra – est aussi essentiel que les souliers de course. Une femme du Missouri dit s’être assurée de pouvoir télécharger automatiquement ses photos et ses vidéos vers trois plateformes afin de documenter tout incident potentiel lorsqu’elle court. Elle permet aussi à ses proches de la localiser.
◊ Une autre femme dit courir de façon systématique, à Philadelphie, en compagnie d’une amie blanche. Et un homme du Texas, lui, se pose toute une série de questions qui seraient superflues si la couleur de sa peau était différente. Si sa barbe est trop épaisse, par exemple, ou si l’orientation de sa casquette risque d’envoyer un « mauvais message ».
Il y a 50 ans, lorsqu’on a demandé à la pianiste et chanteuse Nina Simone quelle était sa définition de la liberté, elle a répondu : « No fear. Ne pas avoir peur ». Plusieurs décennies plus tard, la couleur de la peau demeure aux États-Unis la barrière principale posée sur le chemin de cette liberté. La peur… Intimement liée à la haine, au mépris et à l’intolérance. Souvenons-nous que le jour même de la mort de George Floyd, à près de 2000 km de là (à Central Park), une femme blanche a téléphoné à la police pour dénoncer un homme noir qui lui avait simplement demandé d’attacher une laisse à son chien. « Un Afro-Américain me menace, moi et mon chien, envoyez des policiers immédiatement ! », lance-t-elle au sujet de Christian Cooper, un ornithologue amateur. Cette femme était forcément consciente du pouvoir que lui offrait la couleur de sa peau. Et des conséquences terribles qu’aurait pu avoir un tel appel pour Christian Cooper. Il aurait pu lui aussi être victime de la violence policière blanche.
L’élection de Barack Obama fut en soi un progrès inouï, mais elle n’a pas débouché sur une révolution. Les évènements racistes se sont également multipliés pendant ses deux mandats. La brutalité policière à l’égard des Noirs aussi. Un homme, Eric Garner, a d’ailleurs péri en 2014 dans des circonstances similaires à celles qui semblent avoir mené à la mort de George Floyd cette semaine. Peut-être même que par un triste revirement du sort, les États-Unis sont en train de subir les contrecoups de cette élection historique. Certains ont l’impression que la fracture raciale, plutôt que de se refermer, s’ouvre davantage. L’élection de Donald Trump n’est-elle pas, après tout, indissociable de celle de Barack Obama ? L’intellectuel Ta-Nehisi Coates, qui qualifie le politicien républicain de « premier président blanc de l’Amérique », en est convaincu. Pour lui, la victoire du président républicain est la suite logique de l’élection historique de 2008. « Trump est vraiment un phénomène nouveau, le premier président dont toute l’existence repose sur le fait d’un président noir », a-t-il écrit.
Comme s’il voulait lui donner raison pour une énième fois, Donald Trump a affirmé vendredi sur Twitter que les militaires américains pourraient abattre des manifestants à Minneapolis. Son tweet a été signalé par Twitter pour « apologie de la violence ».
Non, décidément, le progrès n’est pas linéaire. Les États-Unis nous en fournissent des preuves régulièrement par les temps qui courent. Une autre démonstration que l’Histoire, comme l’a aussi écrit James Baldwin, « est peut-être le cauchemar dont personne ne peut se réveiller ».
Source : journal de Montréal La Presse (On pourra y lire notamment l’article « Après la colère, les hommages à George Floyd »)