Esprit fort de la Figuration narrative, l’artiste peintre d’origine haïtienne Hervé Télémaque est mort

Hervé Télémaque, né le 5 novembre 1937 à Port-au-Prince (Haïti) et mort le 10 novembre 2022 à Paris, est un artiste peintre français d’origine haïtienne, associé aux courants du surréalisme et de la figuration narrative(*). À partir de 1961, il vit et travaille à Paris.

Biographie
Il naît en 1937 à Port-au-Prince dans une famille bourgeoise, francophone et artistique (un oncle poète, une tante musicienne, une mère passionnée de littérature). À la suite d’un problème de santé, il doit abandonner ses espoirs de compétition sportive. En 1957, lors de l’arrivée au pouvoir de Duvalier, il quitte Haïti pour New York et s’inscrit à l’Art Student’s League jusqu’en 1960, où son professeur, le peintre Julian Levi, encourage sa vocation artistique. Durant son séjour aux États-Unis, où il fréquente les musées, il se nourrit de l’expressionnisme abstrait, puis du surréalisme, tels qu’ils ont été exploités et réinterprétés par les artistes américains (De Kooning, Lam, etc.), et il est en particulier sensible à l’influence d’Arshile Gorky. Dès 1959, sa peinture intitulée Sirène (Musée Sainte-Croix) marque son originalité. Hervé Télémaque veut s’ancrer dans la réalité et échapper à l’abstraction: même le titre se réfère à son quotidien, évoquant les sirènes des bateaux qu’il entend depuis sa chambre de « Brooklyn Heights ». Avec L’Annonce faite à Marie (Musée des beaux-arts de Dole, dépôt FNAC), qui rappelle son mariage la même année avec Maël Pilié, s’annonce le thème de la sexualité, surtout présent au début de son œuvre (Histoire sexuelle, 1960 ; Ciel de lit, n°3, 1962, MAMAC ; Femme merveille, 1963, Institut d’art contemporain de Villeurbanne).

L’ambiance ségrégationniste des États-Unis le déçoit (Toussaint Louverture à New-York, 1960, musée de Dole ; Quand j’appris la nouvelle, 1960, MAC VAL). En 1961, il vient en France et s’installe à Paris. Il y fréquente les Surréalistes, sans adhérer formellement au groupe. Mais c’est dans les préceptes du Pop art (bande dessinée, usage de l’épiscope, puis en 1966 de l’acrylique) qu’il trouve véritablement sa voie bien particulière, tout en défendant la création européenne, plus critique envers la société. Dès 1962, il participe ainsi à l’aventure de la Figuration narrative, en se rapprochant d’artistes comme Bernard Rancillac, Eduardo Arroyo, Peter Klasen, Öyvind Fahlström, Jacques Monory, que le critique Gérald Gassiot-Talabot réunit en 1964, à la demande de Télémaque et de Rancillac, dans une exposition intitulée « Mythologies quotidiennes ». De 1962 à 1964, il produit alors l’une de ses séries les plus originales, notamment sous forme de diptyques, où des morceaux d’anatomie3, accompagnés de métaphores visuelles qualifiées de « fictions » (croix, flèche, arme, sous-vêtement, urne, masque) et de commentaires, parfois simplement inscrits à la craie ou au crayon, circulent sur un fond initialement blanc (Le voyage, 1962 ; Portrait de famille, 1962, Fondation Gandur pour l’Art ; Etude pour une carte du tendre, 1963 ; My Darling Clementine [archive], 1963, MNAM ; The Ugly American, 1962/64, MOMA, etc.).

Hervé Télémaque – Eclaireur (1962) – Collection particulière

« Dans les années soixante, je m’installe dans le dépouillement, je m’inscris dans la mouvance de l’Arte povera. C’est une vraie rupture avec l’énumération baroque qui s’opère là. La canne apparaît dans mon travail dès 1968. Notamment avec Le Désert, une canne brisée en deux morceaux, découpée dans une sphère, un bâton dérisoire pour une marche improbable. »

Une déclaration faite à la critique d’art Alexia Guggémos dans un long entretien paru en 2015 aux éditions Somogy (Confidence).

Télémaque entend composer son propre vocabulaire, dépassant un discours narratif à visée socio-politique (One of 36 000 Marines, 1963, Fondation Gandur), dont il s’éloigne à partir de 1967, au profit d’un univers poétique intérieur et jubilatoire, plus hermétique, nourri par l’expérience de sa propre psychanalyse, entreprise en 1958 avec Georges Devereux, et cette fois inspiré de l’œuvre de De Chirico, René Magritte ou Marcel Duchamp. Dans ses tableaux se retrouvent ainsi des objets usuels évocateurs, notamment de son vécu en Haïti, et d’interprétation multiple au gré du spectateur, images de lecture complexe telles des énigmes à décrypter (tête édentée, canne blanche du Baron samedi, chaussures et équipements de sport, mobilier et tentes de camping, etc), malgré l’exégèse effectuée par la critique d’art Anne Tronche en 2003.

« J’ai toujours représenté les tentes. Est-ce un signe d’un artiste qui se vit comme un exilé ? Pour moi, c’est non. C’est simplement un signe proprement métaphysique de la demeure humaine. En fait, c’est un tableau sur la demeure humaine. »

En 1964, l’artiste adopte la « ligne claire » inspirée par Hergé (Petit célibataire un peu nègre et assez joyeux, 1964, MNAM), puis introduit des objets sur la toile en 1966 avec sa série des « Palais de Justice de Laval », évoquant celles de Robert Rauschenberg (1953-1964) et plus encore, celles contemporaines de Martial Raysse (Confidence, 1965, Fondation Gandur ; Touareg, pèlerinage avec ressemblances, 1966, LaM). Entre 1968 et 1969, il cesse de peindre pour pratiquer exclusivement l’assemblage avec ses « sculptures maigres », à l’instar des ready-made de Duchamp. Dans la sculpture, comme dans le tableau, il s’agit de rendre surprenants les choses ou les objets banals, d’ouvrir des possibilités de sens multiples à des icônes ou des bribes d’icônes, à l’origine, univoques. Télémaque, revient en 1970 à la peinture, avec ses séries « Les Passages » et « Suites à Magritte », en adoptant un style épuré formé d’aplats de couleurs (Caca-Soleil !, 1970, MNAM, d’esprit duchampien), et s’adonne au dessin ainsi qu’aux collages à partir de 1974, avec ses séries « Selles» en 1977, puis « Maisons rurales » en 1980.

En 1973, il retourne pour la première fois en Haïti pour voir sa mère, puis en Afrique, et il y ressource son imaginaire. Puis il entreprend en 1976 de grandes peintures à l’acrylique, principalement de formes nouvelles en ellipse ou tondo, en vue de l’exposition organisée en 1976 par l’ARC au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. En 1985 il est naturalisé français et, parmi d’autres commandes publiques (Hôpital de la Salpêtrière en 1984, Gare RER du Musée d’Orsay en 1986), il reçoit celle de la fresque monumentale « Vallée de l’Omo », de 13 m de long, réalisée en 1986 pour la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette et de celle de Maman à l’Hôpital de la Salpêtrière. En 1986 également, il bénéficie de sa première exposition personnelle dans la Caraïbe avec une vingtaine de toiles exposées à la Casa de las Américas, lors de la IIe biennale de La Havane.

À partir des années 1990, Télémaque continue ses recherches au travers de dessins de grand format au fusain, initiés en 1992, et d’étonnants bas-reliefs, où la scie-sauteuse remplace le crayon. Marqué par la maladie, puis la mort de sa mère en 1993, et sans doute par le souvenir du Vaudou qui régnait à Haiti, il aborde le thème du deuil dans une manière plus sombre (chauve-souris, tête de mort) et pratique sa propre magie dans des assemblages mélangeant du marc de café aux pigments de couleurs, pour donner à ceux-ci une lourdeur sensuelle.

Après l’exposition Fusain et marc de café – Deuil : le dessin, l’objet, à la galerie Louis Carré & Cie en 1994 (catalogue préfacé par Yves Michaud), Hervé Télémaque expose « Œuvres d’après nature » (catalogue préfacé par Philippe Curval), à la fondation Électricité de France en 1995. Sa double exposition à la FIAC’96 (stand galerie Louis Carré & Cie et stand galerie Marwan Hoss) est ensuite suivie de quatre rétrospectives, d’abord à Electra – fondation EDF à Paris, à l’« Electrical Workshop » à Johannesbourg (Afrique du Sud) en 1997, à l’IVAM de Valence (Espagne) en 1998, puis au Centre d’art de Tanlay (Yonne) pendant l’été 1999.

Hervé Télémaque, La Parades des objets, 1995, collage, 230 x 80 cm

Les années 2000 sont celles d’un retour aux sources africaines dont se réclame le courant de la « négritude » et à un nouveau regard porté sur l’actualité politique française, éventuellement teinté d’humour. En 2000, il reprend une activité qu’il n’avait plus pratiquée depuis de longues années, l’illustration de livre. À la suite de plusieurs séjours en Afrique, Télémaque réalise une série de peintures à l’acrylique intitulée Trottoirs d’Afrique, présentée en 2001 à la galerie Louis Carré & Cie (catalogue préfacé par Gérard Durozoi). Néanmoins, et malgré un parcours inscrit naturellement dans l’évolution et les questionnements intellectuels de l’art moderne du xxe siècle, l’évocation, même métaphoriquement indirecte de son pays et de ses origines, n’aura jamais quitté son œuvre (Afrique et Toussaint Louverture à New-York, 1960 ; Venus Hottentote et Comics pour Harlem, 1962 ; My Darling Clementine et Black Magic, 1963 ; Voir ELLE et Banania 1, 1964 ; Convergence, 1966 ; Port-au-Prince, le fils prodigue, 1970 ; Le Silence veille à Saint-Marc (Haïti), 1975 ; Afrique, 1980 (MAMVP) ; La Mère-patrie, 1981 (FRAC Hauts-de-France) ; Mère Afrique, 1982 (FRAC Aquitaine) ; Caraïbe I, 1993, (MAC VAL) ; Le Voyage d’Hector Hyppolite en Afrique, no 1, 2000 (MAMVP) ; Deep South, 2001, etc.). Fonds d’actualité no 1, (MNAM), est un hommage indirect aux dessinateurs satiriques Plantu et Pancho, avec la figure de Jacques Chirac, alors « élu à l’africaine » avec 82,21 % des voix. En 2002, l’IUFM de Lyon présente une exposition autour de ce grand tableau et des objets en marc de café.

À l’occasion de la parution d’une première monographie par Anne Tronche chez Flammarion, dans la collection « La Création contemporaine », la galerie Louis Carré & Cie présente sur son stand à la Fiac 2003, une exposition réunissant un ensemble d’œuvres majeures des années 1960, intitulée Paris 1961. En 2005, il réalise un cycle de trois fresques monumentales pour la salle d’audience du Palais de Justice de Laval. En 2010, Hervé Télémaque parraine la vente aux enchères « Haïti Action Artistes » dont l’objectif est de restituer aux artistes haïtiens les moyens de retravailler et de créer des structures pérennes, à la suite du tremblement de terre du 12 janvier.

Une exposition rétrospective lui est consacrée par le Musée national d’art moderne au Centre Pompidou du 25 février 2015 au 18 mai 2015, avec 74 peintures, dessins, collages, objets et assemblages, reprise au musée Cantini, puis en 2016 à la Fondation Clément au François en Martinique, avec une sélection d’une cinquantaine de toiles en rapport direct avec les Antilles et l’Afrique.

En 2018, le MoMA Museum Of Modern Art à New York fait l’acquisition d’une toile des années New Yorkaises No Title (The Ugly American) 1962/64 grâce au mécénat de Marie-Josée et Henry Kravis en l’honneur de Jerry Speyer, trois personnalités proches du musée new-yorkais. Un tableau montré à la galerie Guttklein Fine Art à Paris en 2018. Dans cette exposition intitulée « Jalons », Hervé Télémaque montre pour la première fois Témoins (1998) une fresque symbole d’un retour à ses racines Haïtiennes. En 2019, il crée la surprise à la galerie Rabouan Moussion à Paris. Dans l’exposition L’inachevée conception, il présente une toile imposante de dix mètres de long. Réalisé dans le calme de son atelier à Verneuil-sur-Avre en Normandie, le tableau Al l’en Guinée (2016-18), évoque le périple fantasmé d’un marcheur de fond. « C’est une randonnée sur la vie », s’amuse le peintre connu pour ses images métaphoriques, trames escarpées et balises de diversion. Dans « randonnée » infuse l’idée d’un voyage au long cours. S’agit-il de la mort ou d’un retour joyeux au pays des ancêtres ?

Hervé Télémaque Sans titre (The Ugly American)1962/64

Il meurt en région parisienne le 10 novembre, à l’âge de 85 ans.

Source: Wikipedia

*******

(*) » La Figuration narrative s’est imposée à la suite de l’exposition collective internationale «Mythologies collectives», organisée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1964 par Gérald Gassiot-Talabot. Exposition décisive, elle manifestait avec éclat, au lendemain du déferlement de la vague Pop en Europe et aux Etats- Unis, l’originalité du foyer artistique cosmopolite parisien, animé par des personnalités comme Arroyo, Télémaque, Rancillac, Erró, Klasen, Monory, Raysse. Art contemporain, la Figuration narrative renoue avec la temporalité, l’Histoire et les histoires, conjugue la peinture au présent. Il s’agit maintenant d’en finir avec une avant-garde formaliste jugée apolitique et de réintroduire la narration dans la peinture pour que l’art échappe à nouveau au champ spécifique qui l’avait peu à peu enfermé dans l’auto-référence de «l’art pour l’art». La Figuration narrative est aussi un réalisme de seconde main qui travaille l’image déjà faite, popularisée par la photographie, le cinéma, la télévision, les médias, la bande dessinée ou la publicité. Elle revendique le droit d’interroger la société de consommation, la «société du spectacle», la vie par procuration proposée par l’extraordinaire développement des moyens de communication.  » Jean-Louis Prad

*******

Alors que la mouvance artistique se déplace de Paris à New York, avec la consécration du Pop Art américain – Rauschenberg reçoit le Grand Prix de peinture à la Biennale de Venise de 1964; il est le premier Américain à le recevoir -, le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot, les peintres Bernard Rancillac et Hervé Télémaque organisent au Musée d’art moderne de la Ville de Paris l’exposition « Mythologies quotidiennes » (d’après le titre d’un essai de Roland Barthes). Organisée au sous-sol du Musée, en marge de la programmation officielle, l’exposition signe l’acte de naissance de la Nouvelle Figuration, appelée ensuite Figuration Critique et finalement Figuration Narrative. Non pas sous l’impulsion de la rédaction d’un manifeste (à l’instar du mouvement Surréaliste). Mais par la prise de conscience des 34 artistes présents de leurs préoccupations communes.

Ces artistes, parmi lesquels l’Espagnol Eduardo Arroyo, le Portugais René Bertholo, l’Islandais Erro, l’Italien Antonio Recalcati, l’Américain Peter Saul, le Suisse Peter Stämpfli, le Haïtien Hervé Télémaque, l’Allemand Jan Voss, placent la société de consommation, saturée d’images, au sein de leurs œuvres.

Par ailleurs, ils fuient l’art abstrait dominant après guerre, comme leurs homologue américains. Ce pourquoi les critiques de l’époque les accusent de « singer New York ».

Sauf, que les artistes américains du Pop Art se contentent de faire un constat statique, formel, des dérives des « Trente Glorieuses ». Tandis que les peintres « parisiens » martèlent haut et fort leur engagement, leur dénonciation du système, à travers le grotesque, l’humour, puis la politique.

Ainsi, les peintres de la Figuration Narrative introduisent du récit dans leurs oeuvres. Utilisant les mêmes images populaires qu’ils dénoncent – issues de la bande dessinée (comics subversifs de la revue Mad pour Öyvind Fahlström, Saul, H. Télémaque, ou grand public avec Hergé pour Télémaque, Walt Disney pour Erro et Bernard Rancillac) -, ils confrontent leurs oeuvres visuelles à celles produites en masse par la société. Pour autant, leurs tableaux n’offrent pas une narration linéaire, à lecture simple. Bien au contraire.

Ces artistes européens pratiquent avec brio l’art du détournement. Ils visent la peinture des grands maîtres dont ils assimilent la domination à une dictature artistique. Rembrandt, Velasquez, Matisse, Picasso, Miro en prennent tous pour leur grade! Henri Cueco, par exemple, s’empare de la Danaé de Rembrandt en esquissant à peine ses traits du visage et la place dans une chambre à papier peint fleuri de mauvais goût. E. Arroyo, Gilles Aillaud et A. Recaltati imaginent à travers huit tableaux la fin tragique de Marcel Duchamp (1965).[…]

Après la bande dessinée, le roman policier constitue la seconde référence littéraire des artistes de la Figuration Narrative. Ces artistes, tous cinéphiles, s’imprègnent des films projetés dans les salles de cinéma du Quartier latin ou de la cinémathèque. Ils rendent sur toiles les fantasmes véhiculés par cette littérature considérée de seconde zone, synthétisée en trois mots par B. Rancillac: « des filles, des fusils, des bagnoles ». Les peintures deviennent froides et traduisent des atmosphères glauques, angoissantes. Jacques Monory se met en scène en tant que tueur et réalise à des huiles criblées de balles.

Les années 1968 marquent l’engagement politique des artistes, souvent à l’extrême gauche. Ils imprègnent leurs peintures du rouge politique, dénoncent la guerre du Viêt-Nam, la tentative avortée d’invasion de Cuba, etc.. Ils posent la question du rôle de l’artiste dans la société, « quel est le pouvoir de l’art aujourd’hui dans le devenir du monde? », résume G. Aillaud, porte-parole du Salon de la Jeune Peinture.

La pratique collective s’implante. En 1972, lorsque « Georges Pompidou » organise une exposition sur les douze dernières années de création en France, beaucoup d’artistes boycottent l’événement et décrochent leurs œuvres…Scandale assuré!

Source : Artscape