— Par Natalie Levisalles —
Réfléchir sur la tragédie sans diviser, c’est l’objectif du Mémorial Acte inauguré ce dimanche. Mais après dix ans de péripéties, ce beau projet fait encore l’objet de rivalités et de règlements de comptes locaux.
Rouge, jaune, blanc… les couleurs des casques de chantier claquent sur le bleu-gris du ciel tropical. Des ouvriers vernissent le sol, des livreurs transportent caisses et châssis, un charpentier monte la proue d’un bateau, un jardinier arrose bois d’Inde et balisiers. Au milieu des pelleteuses, du bruit et de la poussière, on termine l’installation avant l’inauguration, ce dimanche par François Hollande, du Mémorial Acte de Pointe-à-Pitre, dans le très beau bâtiment tout juste achevé en bord de mer.
L’ouverture du Mémorial Acte (Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage), le premier du genre dans la Caraïbe, et le premier de la France d’outre-mer, est un moment important en Guadeloupe. C’est aussi l’aboutissement d’un processus, démarré en 2004, qui a été long et compliqué. Et qui l’est toujours. Pour donner une idée de l’ambiance, disons que les officiels ont éprouvé la nécessité, il y a quelques semaines, d’attribuer publiquement la copaternité du projet à Luc Reinette (Comité international des peuples noirs, CIPN, indépendantiste) et à Victorin Lurel (socialiste, président du conseil régional et ex-ministre des Outre-Mer). On verra plus loin que ça n’a pas suffi à désamorcer toutes les tentatives de gâcher la fête…
«De l’art et pas seulement de l’histoire»
Des mémoriaux de l’esclavage, il en existe quelques-uns dans le monde, peu à vrai dire : à Nantes (depuis 2012), Gorée, Atlanta, Manchester… Quelle devait être la spécificité de celui de Pointe-à-Pitre ? «Ici, contrairement à Nantes, il n’y a pas de musée. En plus d’un outil de remémoration, il fallait un outil pédagogique et culturel. Il fallait de l’art et pas seulement de l’histoire», remarque Thierry L’Etang, le directeur scientifique du Mémorial. Sur le fond, explique Jean-Loup Pivin, de BICFL, le bureau d’ingénierie culturelle qui a développé le projet, Victorin Lurel «souhaitait une réconciliation. Il fallait que les mômes d’ici comprennent que les choses avaient été dramatiques mais complexes. On a voulu que les descendants de planteurs comme les descendants d’esclaves puissent visiter ce lieu et le considérer comme le leur». Et en effet, remarque Jean-Luc Bonniol, anthropologue, historien des sociétés créoles et très bon connaisseur de la Guadeloupe, il est normal qu’il y ait un lieu qui permette de réfléchir sur la tragédie et le scandale qu’a été l’esclavage, mais «il faut maintenant se demander comment vivre avec ce souvenir sans qu’il divise la société».
Entre la nomination d’un conseil scientifique en 2005, le lancement du concours d’architecture en 2007 et le début des travaux en 2013, le projet a mis dix ans à aboutir. Dix ans de travail et d’allers-retours avec le comité scientifique, le comité de pilotage et autres instances impliquées. Pas toujours simple. Ainsi, Bruno Airaud, l’associé de Jean-Loup Pivin à BICFL, se souvient que le comité scientifique voulait regarder l’esclavage à partir de la Guadeloupe, «alors que nous, nous étions intéressés par la dimension internationale, universelle». Au bout d’un moment, l’absence de coordination se fait sentir. C’est sans doute pour cette raison que, en janvier 2014, la région finit par appeler en renfort le très professionnel Pierre Reinette, ancien directeur général des services du conseil général, à la direction exécutive.
L’angoisse des captifs
Aujourd’hui, à la veille de l’inauguration, que peut-on dire du Mémorial ? De l’avis général, le bâtiment est une réussite. Les architectes ont effectivement fait un très beau boulot (lire page 53). Et pas sur n’importe quel site, remarque Jean-Luc Bonniol : l’emplacement de l’usine sucrière Darboussier. Quand il est arrivé à Pointe-à-Pitre en 1973, se souvient-il, elle fonctionnait encore, «on voyait la fumée sur la ville. C’est un lieu très symbolique : l’usine est liée à la canne, elle-même liée à l’esclavage».
Pour le reste, tant que le lieu n’est pas ouvert (il le sera le 7 juillet), difficile à dire. On ne peut qu’essayer d’imaginer à partir de ce qu’on a vu des salles en cours d’aménagement et de ce qu’en disent les différents intervenants. L’exposition permanente (1 700 m²) raconte l’histoire de l’esclavage, de l’Antiquité à nos jours. Le parcours est divisé en six archipels et 39 îles : traite négrière, Amérindiens, abolition…
Le scénographe François Confino annonce effets spéciaux et mises en scène spectaculaires. Pour comprendre la traversée de l’Atlantique, le visiteur montera sur un navire dont les parois se rapprochent, où l’obscurité se fait, une façon d’évoquer l’angoisse des captifs africains. Il y aura des installations artistiques, des portraits filmés grandeur nature réalisés par Tony Coco-Viloin (qui est aussi commissaire chargé des films et de la vidéo), une bataille de pirates, une habitation de planteur… 500 objets patrimoniaux et 25 œuvres d’artistes contemporains africains et caribéens seront exposés. Jean-François Manicom, le commissaire qui les a réunis, veut aussi faire une large place à la photo, patrimoniale aussi bien que contemporaine. Avec Tony Coco-Viloin, il prépare le Festival caribéen de l’image, qui commence le 7 juillet.
Péché originel
Le programme du Mémorial est alléchant, les ambitions sont à la hauteur du sujet et le cadre est magnifique. Mais on ne peut s’empêcher de se poser quelques questions. Il y a d’abord cette espèce de péché originel : sur les huit membres du comité scientifique, tous sont guadeloupéens. On n’y trouve ni métropolitain, ni Caribéen, ni Américain ni Européen. Ennuyeux quand on affirme être «ouvert sur la Caraïbe et les grands musées du monde». Ennuyeux tout court si on veut avoir la moindre légitimité scientifique. Ensuite, pourquoi avoir choisi de faire un «centre d’expressions» et pas un musée ? Jean-Loup Pivin répond : «Dans un musée, la scénographie part d’une collection. Ici, elle part du propos.» Certes. Mais d’autres disent, sans même y voir malice, que c’était pour «échapper aux fourches caudines» du ministère de la Culture, «pour que la région ait toute liberté sur le projet». A la Direction des affaires culturelles (DAC) de Guadeloupe, certains remarquent d’ailleurs qu’ils n’ont jamais eu d’informations précises, qu’ils ne savent «rien de la stratégie scientifique ou culturelle».
Autre particularité : il est prévu, une fois le Mémorial ouvert, que la région lance une procédure pour désigner l’exploitant définitif. Autrement dit, la gestion va être déléguée au privé. «Une délégation de service public, ça se fait bien pour la gestion des abattoirs ou de l’eau agricole», justifie-t-on. Sauf qu’il s’agit ici d’identité, de mémoire, de pédagogie, de culture et de lien social… pas forcément les priorités d’un exploitant privé qui aura légitimement des impératifs de rentabilité. Quand on le fait remarquer, on s’entend répondre que, «en effet, la question est pertinente, mais [qu’]il y aura certainement des dispositifs de contrôle de qualité».
«Éléphant blanc»
Cela dit, les critiques les plus fréquentes en ce moment dans l’île portent moins sur le contenu que sur le budget. Les Guadeloupéens sont nombreux à dire que le projet est trop gros, trop cher, que l’argent aurait été mieux utilisé à améliorer le transport, l’hôpital, la déchetterie… Quand Marie-Luce Penchard, maire UMP de Basse-Terre et ex-secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer, qualifie le projet de «pharaonique», on n’est pas étonné, elle est dans son rôle. Plus surprenant : les très virulents opposants à l’«éléphant blanc» de Victorin Lurel qu’on découvre parmi les militants socialistes.
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