érotisme et engagement

par Manuel NORVAT

 

L’extase de Sainte-Thérèse, Le Bernin

Quels rapports se tissent dans la littérature caribéenne entre écriture militante et écriture érotique ? Autrement dit, quelles relations s’établissent dans cet espace de création entre désir et engagement ? Lorsque Suzanne Césaire parle de « littérature de pâmoison » dans Tropiques contre les productions littéraires doudouistes à la Daniel Thaly (« Je suis né dans une île amoureuse du vent où l’air à des odeurs de sucre et de vanille…) nous sommes hélas en présence d’un certain manichéisme faisant fit que la dite « littérature de  pâmoison » a participé à sa manière à un inventaire du réel, en l’occurrence antillais. Mais l’on pourrait insister aussi sur cette mise à distance quasi dédaigneuse de la pâmoison (métonymie du désir pour l’occasion) de la part de nombreux écrivains dits engagés — non pas au sens créole du terme lié à un pacte avec l’univers diabolique, mais pleinement dans l’acception politique du terme. La question se pose donc de savoir s’il faut brûler « la littérature de pâmoison » au bénéfice des révolutions ? À moins que les tenants de cet autodafé ne soient censurés de pudeur dans l’élégante définition qu’en donne le Petit Robert : « Gêne qu’éprouve une personne délicate devant ce que sa dignité semble lui interdire ». Il convient de leur renvoyer la censure. La pâmoison, pour qui franchit les portes de L’enfer des bibliothèques ou des musées renvoie à une esthétique ; elle s’inscrit dans l’esprit de la contre-Réforme : voyez L’extase de Sainte-Thérèse sculptée par Le Bernin, chef-d’œuvre du baroque par excellence ! Lequel mouvement baroque prolifèrera de manière naturelle dans les Amériques.

Joignant l’analytique à l’agréable, nous tenterons de nous opposer au refoulement de ces questions qui rejoignent concrètement la problématique plus générale de la littérature forcée et de la littérature faillisante dont parle Edouard Glissant. Nous n’en examinerons seulement que quelques aspects où le désir devient littéralement un tigre de papier.

L’intention érotique

L’histoire enfouie de l’érotisme créole ne se conçoit pas sans les affres de la Traite et l’esclavage dans les Amériques. Une histoire dans laquelle s’engouffre mille stratégies de survie, mille romances, mille tortures encore de la violence coloniale.

Il en résulte sans conteste un trauma collectif ou des attitudes qui font penser dans nos sociétés à une misère érotique. Hormis dans la danse, les corps ne se touchent pas en public. On ne parle pas ouvertement des choses de l’amour. Ou alors sous l’effet d’une déferlante d’acculturation à la hauteur du pâtoisement que vit actuellement la langue créole. Il en est ainsi de ce que nous nommons « l’amour-France » : les baisers échangés en public par les amoureux qui ne sont pour nous que mœurs rapportées ou vus au cinéma. Au vrai, en dépit des clichés, nous sommes habités par la pudeur. Sans compter les mythes : tel celui du nègre-étalon découlant d’un historique qu’à su si bien analyser Serge Bilé dans Le sexe surdimensionné des noirs. Quant à Aimé Césaire, il a écrit à propos de l’émergence des Mulâtres que les Blancs ont creusé leurs tombeaux avec leur pénis. C’est dire qu’ici les pratiques sexuelles ont été étroitement liés à la race et à la condition sociale.

N’allez pas non plus chercher un projet affectif déclaré. Il y a littéralement une mise « en situation » de la relation amoureuse. On constate (sans faire-part) toutes sortes d’alliances. Béni-commerce ou démariage. Les sociologues, psychologues, poètes ou assistantes sociales n’ont de cesse d’examiner ces figures de notre relation amoureuse relayées par des émissions radiophoniques nocturnes où la complexion et la chevelure du partenaire recherché reste déterminante.

Cette histoire n’est évidemment pas sans liens avec l’histoire de l’érotisme du Moyen Âge européen où la nudité était une pratique culturelle avec, par exemple, ses bains mixtes publics. Elle déclina en sa Renaissance. Car la Réforme combattit les libertés corporelles. D’où (pour faire court) l’invention des pyjamas et du nu idéel dans la peinture européenne face à ce refoulement des corps tout nus. D’où (pour encore court-circuiter le temps), l’étonnement des navigateurs et conquistadores devant la nudité des « sauvages » ou des Noirs. Il n’y eu à l’époque qu’un Montaigne pour souligner l’hypocrisie du regard de cette Chrétienté. Nous avons consommé et acclimaté l’opium de ce regard sur nous-mêmes. Et cela n’est certes pas étranger à l’histoire de nos mentalités.

Nous ne saurions écrire sur la caresse comme Jean Paul-Sartre :

…lorsque je glisse lentement ma main inerte contre le flanc de l’Autre, je lui fais tâter ma chair et c’est ce qu’il ne peut faire, lui-même, qu’en se rendant inerte ; le frisson de plaisir qui le parcourt alors est précisément l’éveil de sa conscience de chair.

La véritable caresse c’est le contact des deux corps dans leurs parties les plus charnelles, le contact des ventres et des poitrines : la main qui caresse est malgré tout déliée, trop proche d’un outil perfectionné. Mais l’épanouissement des chairs l’une contre l’autre et l’une par l’autre est le but véritable du désir. (L’être et le néant)

Au vrai, sitôt évacué l’expérience d’avoir été un corps pour-travail et de ne pas être pleinement un corps pour-jouir nous sommes tout de même écartelés, comme sonnés par la réalité de l’excision qui nous paraît si lointaine et cruelle de nos cousins Africains. Nous refoulons ces stigmates.

Mais le temps nous fut-il donné pour composer une ars erotica ? L’herbier de l’acte sexuel offre en langue créole, comme dans nombre d’autres langues d’ailleurs, qu’un registre de conquête, de profitation : koké, koupé, lapiné, krasé, chayé, etc. Où se glisse parfois la caresse (miyonnen), le baiser (landjé), la fellation ou le cunnilinctus (sousé). Faire l’amour se pratique sous l’idéologie du péché (fè vis, fè malélivé). Avec ses variantes de la masturbation et de l’homosexualité (bat dous, fè makoumè, fè zanmi).

De même qu’un Esquimau utilise quelques dizaines de mots pour décrire les diverses espèces de neige qu’il perçoit dans son environnement, l’étendu de notre vocabulaire pour nommer le sexe féminin n’en est pas moins aride : coucoune, choune, cocotte, foufoune, kouni, la lune, la nature, quequette, patate, kougnia, mafoune ou madafa.

Et pourtant, l’hypocrisie dont est frappée l’usage du mot coucoune est un bel exemple de notre « puritanisme de façade ». Cependant Gisèle Pineau le fait entrer et accepter en littérature par une voix moins manifeste :

Ta coucoune est plus douce qu’un duvet d’oie, plus brûlante qu’une rossée de piments, plus profonde qu’une nuit sans lune et sans étoiles. (Une antique malédiction)

Alors, dans ces conditions, de quelle libération sexuelle se réclamer ? Surtout quand notre octroi de citoyenneté s’exprime – au comble de l’intime – lorsque des Martiniquais faisant l’amour avec une personne de race blanche s’écrient « Vive Schœlcher ! » au moment de l’orgasme nous rapporte Fanon.

La ligne du partage des eaux de notre imaginaire érotique n’est peut être pas si impossible à localiser. Elle s’appréhendera, non sans la révélation de poteries amérindiennes inédites par la houle. Par ailleurs, les iconographies et les écrits laissés par les chroniqueurs nous laissent supputer leurs orgies sans-manman. Et, s’agissant des fameuses Amazones, leurs pratiques dites « cannibales » devraient être rapprochées de l’expression créole « manjé fanm lan » pour signifier dans sa bestialité, non moins humaine, lui faire l’amour. Rien d’étonnant puisque sous toutes les latitudes le sexuel s’accommode toujours de l’alimentaire, de la gourmandise. Ainsi vont les analogies du jeûne et de la chasteté, de l’ascétisme et de l’abstinence : héritages de l’Orient via l’univers judéo-chrétien.

S’agissant de l’oraliture, dans le conte créole on dérisionne amplement les attributs sexuels avec une utilisation prononcée des mots et des phrases à double sens. Ainsi, dans celui de Marie-Baleine, l’histoire d’une petite fille qui joue à une embouchure avec un « poisson » qui grandit et grossit. Ou de Pipi-suif, conte celui-là d’un petit homme au « deux cent cinquante mètres de verge liée autour de ses reins ». C’est dire que chez le conteur créole, l’humour se fait toujours solidaire de l’érotisme. Ce qui s’exprime également par la performance sexuelle de (« deux heures sans panne ») d’un personnage de Patrick Chamoiseau dans Chronique des sept misères.

Les chansons créoles – dont celles du virtuose Franky Vincent — ne sont pas en reste avec des évocations de ressemblance de poils et de longueur d’épis de maïs, voire de trous de crabes. Ainsi, dans cette Caraïbe où l’on s’injurie uniment par l’évocation d’une tubercule  (la patate douce) nous souquons nos corps avec ce qu’il ne faut jamais nommer : le viol qui nous a constitué. Avec ses corollaires d’incestes, d’attentats à la pudeur ou de droits de cuissage. Cependant que Sanctuaire de Faulkner, où un gangster impuissant ayant défloré une femme dans une grange à l’aide d’un réel épi de maïs, sublime le procès de la domination masculine. Par contre, nous abordons l’homosexualité avec une grande discrétion. C’est que nous inscrivons aussi nos mœurs dans nos silences. Qui soupçonnerait une vision homosexuelle (latente) dans la description et les attitudes des personnages masculins dans Les jours immobiles de Joseph Zobel ? Ainsi, le célèbre ouvrage Une nuit d’orgie à Saint-Pierre présenté comme une perle rare n’est donc pas un cas isolé de libertinage à la créole.

Si nous tournons autour de la notion d’érotisme sans vouloir l’enfermer dans une définition, c’est que nous pressentons que, aussi vrai qu’un coup de foudre est une action réfléchie (qui vient après coup comme dans Phèdre), qui ne se donne que dans la distance ; une action que Schopenhauer ne conçoit que comme stratégie de la nature pour la perpétuation de l’espèce. Freud ajoutera que ce qui n’est pas de l’ordre de la reproduction relève de la perversion. Telle est la glose de L’origine du monde. Le tableau de cet érotisme s’exprime en puissance maritime du désir et célébration de l’amour physique dans la poésie de Perse :

Semence et sève de douceur, l’acide avec le lait mêlé, le sel avec le sang très vif, et l’or et l’iode, et la saveur aussi du cuivre et son principe d’amertume — toute la mer en moi portée comme dans l’urne maternelle. (Amers)

Ne nous enfermons pas dans les minauderies de la pensée de la distinction commune de l’érotisme et de la pornographie qui fit dire à Alain Robbe-Grillet que l’érotisme est à la pornographie ce que le melon est à la pastèque. Il serait en effet délicat de détacher de manière péremptoire l’amour de la sexualité, la sexualité de l’érotisme, l’érotisme de la pornographie. La structure culturelle dans le temps et l’espace compte pour beaucoup. Ce que nous prenons pour de l’art relève le plus souvent du sacré. D’où la nécessité d’évaluer l’intention érotique de ce qui apparemment s’offre comme tel. Car l’époque, le regard contemporain est particulièrement érotique. On va même chercher de l’érotique là où il n’y en a pas comme le suggère Alvaro Mutis :

Le corps de l’homme, pas plus que celui de la femme, ne possède le moindre duvet. Elle montre son sexe, ouvert comme un fruit tout juste éclos, et lui le sien, avec le long prépuce qui finit en pointe. On dirait une corne ou un éperon, un objet complètement étranger à toute idée sexuelle et sans la moindre connotation érotique. (La neige de l’amiral)

Il est aussi une facilité qui consiste à déclarer qu’une notion n’existe pas dans une culture sous prétexte que le mot qui lui correspondrait serait introuvable. Ainsi en est-il du terme paysage que des créolistes traduisent par laliwondaj. L’érotisme qui fort heureusement ne se départ ni de la surprise ni de la transgression, ne se résume pas à un mot. Car de même que la notion de paysage n’est pas vécue dans les Amériques comme un décor (en témoigne une littérature et des œuvres où le paysage est un personnage parmi tant d’autres), dans nos cultures créoles l’érotisme se donne rarement de façon détachée ; le plus souvent il est intégré au mouvement même de la vie sans que l’on éprouve le besoin de le mettre en exergue. Ainsi nous disons qu’il n’y a rien dans ça.

L’Origine du monde, Gustave Courbet

Désir et engagement

L’érotisme est le baroque de l’amour. Il s’épanouit naturellement dans l’art. Cela est assurément subversif. C’est ainsi qu’existe, aux côtés des arts plastiques, une littérature progressiste, véritable métaphore de la répression des pouvoirs politiques et spirituels sur le corps. La philosophie dans le boudoir ne saurait rayonner sans son chapitre intitulé : Français encore un effort pour être républicain. La fulgurance érotique de l’œuvre de Sade transcende en effet les différents régimes politiques auxquels il a été confronté dans sa vie. C’est qu’un livre érotique, outil interactif où le langage agit sur la sensualité, n’est pas un simple livre-de-papier : il interroge le corps-dominé sur un mode moins intellectualiste qu’une conversation de banquet platonicien. On ne peut pas embastillé le désir.

Un pan de l’œuvre de René Depestre (romans et nouvelles) participe de cette littérature dite érotique mais assurément engagée. À l’instar de l’œuvre sadienne elle est pleinement une littérature de combat. Ainsi, le recueil de récits Alléluia pour une femme-jardin s’ouvre par une citation de Georges Bataille en exergue, donnant son plein sens au titre. Par ailleurs, cette filiation littéraire de Depestre à Georges Bataille, théoricien majeur de l’érotisme du Xxème siècle,  se mêle à leur engagement communiste commun. Les insulaires, nous rappelle l’écrivain haïtien René Depestre, citant le livre V de La République de Jean Bodin sont des gens dont il faut se méfier. (« Insulares omnes infidos habere »). C’est dire que les textes érotiques de Depestre ne sont pas des romans à l’eau de rose. Pas plus que Les onze mille verges n’est un écrit marginal de Guillaume Apollinaire. Le « géolibertinage » de Depestre lui a permit de traverser à son tour les affres de la dictature haïtienne et de réécrire pour d’autres moyens un message simple : faites l’amour pas la guerre !

L’obsédé textuel

La littérature n’est pas un tract. Si la prose militante prône l’action immédiate, la littérature à l’opposé des modes d’emplois, vise une intention esthétique. Elle relève de l’art, du détour par définition, et gagne ses lettres de noblesse, au delà des modes, par la durée. C’est aussi en cela que la littérature érotique caribéenne est une littérature de combat. Ecrire sur l’amour n’irait pas de soi dans certaines conditions d’engagement ? Glissant — qui a sans cesse rappelé la condition de la femme antillaise, (cf. Familles sans foyers ? in Le discours antillais) — dit volontiers qu’ilne se voit pas écrivant un poème d’amour et qu’il n’a pas du tout la tendance à se servir de sa vie pour nourrir sa littérature, qu’il ne puise pas dans son affect quotidien pour la nourrir. Ainsi, il n’aurait pas pu écrire comme Karl Marx :

Etre reconnu et ressenti

par toi-même

comme un complément

de ton être

comme une partie nécessaire

de toi-même

me sachant ainsi confirmé

dans ta pensée

comme dans ton amour

Relevons pourtant que la littérature érotique, comme la littérature intimiste, est de plus en plus investie par les femmes, de Simone Swartz-Bart à Audrey Pulvar (avec L’enfant-Bois) en passant par Maryse Condé.

Ecarter l’affect d’un projet littéraire, c’est certes se déprendre du crédo romantique, lequel n’évacue pas l’implication politique et sociale. En un mot : l’engagement. Par conséquent, la contre-poétique, une poétique volontariste et qui se met en question ne s’oppose pas franchement à la poétique faillisante, naturelle. L’œuvre de Depestre l’illustre pour ce qui concerne la littérature érotique  et — Michel Foucault dans Surveiller et punir nous met sur la voie concernant la littérature policière — le lecteur, l’obsédé textuel, qui peut transformer une littérature d’origine bourgeoise en littérature populaire, est le seul acteur de la lutte des classes.

Manuel NORVAT

 

Première illustration : L’extase de Sainte-Thérèse, Le Bernin

Deuxième illustration :  Gauguin

Troisième Illustration : Poterie Moche 200 ans AV J.C.

 Quatrième illustration : L’origine du monde Gustave Courbet