L’appropriation coloniale des corps est un sujet passionnant. Mais dans « Sexe, race & colonies », la recherche de l’effet esthétique suscite le malaise.
Que, entre la colonisation et la prédation sexuelle, il y ait eu des continuités ou même une relation intrinsèque : l’hypothèse, non seulement relève de l’évidence, mais ouvre des voies passionnantes d’exploration des enjeux anthropologiques de l’ère coloniale. Que les images qui ont alors circulé (tableaux, photographies, cartes postales, pornographie…) soient une de ces voies : ce n’est guère plus contestable, et guère moins prometteur.
Illustration extraite de « Sexe, race & colonies » : « Chinde. Branco & Negro. Black & White », carte postale, Mozambique, 1907. OLIVIER AUGER
D’où vient alors qu’on ne puisse ouvrir sans malaise Sexe, race & colonies, qui aborde l’appropriation coloniale des corps avec une ampleur historique (six siècles) et une richesse documentaire (1 200 documents iconographiques) assez rares ? Comment expliquer ce sentiment d’être face à un objet mal ajusté, faiblement pensé, malgré la contribution de dizaines de chercheurs et l’intérêt incontestable de beaucoup de leurs analyses ?
Aussi bien le livre et le début de sa promotion dans la presse suscitent-ils quelques remous. Le collectif antiraciste Cases rebelles a, par exemple, publié le 26 septembre sur son site une tribune s’élevant contre » les bonnes âmes » qui » reconduisent la violence « . » Nous refusons catégoriquement, ajoutent les signataires, l’idée que ces personnes auraient, du fait de la barbarie historique coloniale, perdu leur droit à l’image, (…) au respect et à la -dignité. «
Faut-il, à leur suite, chercher la cause du malaise dans l’utilisation même des images ? Dans l’indécence de l’exposition des corps dont elles sont les vecteurs ? Tel est pourtant le sujet du livre, et il est difficile de balayer la légitimité d’une analyse des -images en leur présence, ou de défendre le principe d’une étude de la barbarie qui refuserait de l’observer de près. Répondant par avance à ce reproche, Pascal Blanchard, l’un des directeurs de Sexe, race & colonies, notait d’ailleurs, dans un entretien à Libération, le 21 septembre : » C’est le même -débat qui a eu lieu quand on a montré des images de la Shoah pour la première fois. (…) Pour vraiment comprendre ce passé, il faut en montrer l’indicible. «
Mais une remarque vient alors immédiatement à l’esprit : il n’est pas nécessaire de montrer l’indicible sur papier glacé, dans une maquette soignée, qui recherche en permanence l’effet esthétique. Philippe Artières écrit, dans une autre tribune : » Reproduire des images, les problématiser et en même temps ne pas se soucier de la matérialité de l’objet d’histoire que l’on fabrique, un livre, est-ce vraiment servir l’histoire ? » (Libération, le 30 septembre) Le problème de Sexe, race & colonies, comme le remarque aussi l’historien, est qu’il est beau, que c’est même un » beau livre « , dont la composition aurait davantage convenu à des œuvres d’art….
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