— Par Gérald Rossi —
Depuis les années 1970, Ernest Pignon-Ernest court les rues du monde. Le plasticien y colle ses dessins grandeur nature de personnages, toujours en s’inscrivant dans une démarche historique ou sociale. Un numéro de « Passage des arts » lui est consacré. Rencontre.
On vous présente souvent comme le « père » du street art, cette action artistique qui s’exprime dans les rues et que vous avez débutée un peu avant les années 1970. Quelle définition, aujourd’hui, en donnez-vous ?
Dans un de ses derniers ouvrages, le philosophe Régis Debray a eu cette phrase : « Les gens du “street art” font de la rue une galerie, Ernest en fait une œuvre d’art. » J’en suis touché, mais, moi qui doute toujours, je suis aussi un peu insatisfait. Il y a là pour certains un effet de mode. On entend parfois parler de « la plus grande galerie du monde ». Alors que moi, j’aborde d’abord la rue d’un point de vue plastique, avec la couleur des murs, leur texture, et ce qui ne se voit pas ou plus, c’est-à-dire la mémoire des lieux. Il s’agit alors d’élaborer des images en faisant remonter à la surface des souvenirs enfouis, pour mieux comprendre le présent.
Vous affirmez une démarche différente du mouvement actuel ?
En vérité, je me sens peu de points en commun avec la plupart des gens du street art. J’ai l’impression que certains redécouvrent un peu l’eau chaude. Ce n’est pas parce qu’on met dans la rue quelque chose que ça devient intéressant. On y voit certaines propositions plastiques dont on a déjà fait le tour il y a cinquante ans… Mais il y a aussi des créateurs remarquables, je pense à des artistes comme C215, qui cite des penseurs du siècle des Lumières, ou Jef Aérosol, qui exprime de vraies vibrations. Il est également remarquable que cette possibilité d’expression dans la rue a conduit dans le domaine des arts plastiques des gens qui en étaient jusque-là exclus.
L’histoire, ancienne ou contemporaine, a toujours été votre fil conducteur…
Pendant le tournage de ce documentaire, je présentais à Bruxelles une exposition rétrospective retraçant par exemple ce que j’avais collé sur les murs à propos de la Commune. J’ai toujours réalisé des images en m’intégrant dans des groupes sociaux. Cet été, je vais monter au palais des Papes, à Avignon, le travail résultant de ma présence dans un foyer d’immigrés installé dans la ville. Ce sont des images réalisées à partir de leurs récits collectés au jour le jour.
Vous avez également beaucoup travaillé à l’étranger, notamment à Haïti, comme le montre le documentaire…
C’est la lecture de l’écrivain Lyonel Trouillot qui m’y a conduit, notamment « la Belle Amour humaine ». Alors je me suis intéressé à Jacques Stephen Alexis, un Noir d’Haïti qui a fait des études de médecine à Paris, où il publia quatre romans chez Gallimard. Quelques années après, il a rencontré Mao, Ho Chi Minh, Castro, Guevara et est entré dans la résistance contre le dictateur François Duvalier. Je me suis aussi intéressé à Charlemagne Péralte, qui a dirigé la lutte contre l’occupation américaine au début du XX e siècle. Au Chili, Pablo Neruda est incontournable, comme l’est pour moi Pasolini, dont la vie et la mort incarnent l’Italie du XX e siècle.
Coller des œuvres dans les rues, c’est aller à la rencontre de ceux qui ne franchissent pas la porte des musées ?
Pas seulement. C’est une des conséquences. Mais je n’envisage pas mes collages comme des affiches. Ce ne sont pas des travaux que je mettrais dans les galeries. La rue est un des éléments de ma palette. Sachant que toujours mes interventions viennent à réinscrire l’histoire humaine sur place. Les gens passent tous les jours dans une rue, même chargée d’histoire, mais pour eux, forcément, elle se banalise. Et d’un coup, l’apparition de l’image la fait découvrir à nouveau. En fait, cette redécouverte, cet appel à l’intelligence collective, c’est le rôle de la poésie et de l’art.
Parmi les influences que vous revendiquez, il y a Picasso, que vous avec croisé pour la première fois dans d’amusantes circonstances.
Je suis issu d’un milieu modeste, et la découverte d’une certaine culture, de certaines influences s’est faite hors des écoles. Au départ, dans la famille on était tous des sportifs. J’ai fait de la bicyclette, et j’ai un frère de plus de 80 ans qui anime toujours une salle d’entraînement. Moi à 12 ans, je dessinais le pont de mon village un peu à la manière des cartes postales. Et voilà que je tombe sur un numéro de « Paris Match » dans lequel je découvre une série de déclinaisons de portraits signés Picasso sur une fille qui s’appelait Sylvette. Je me souviens même de sa queue-de-cheval. Pour moi, Picasso écrase tout. J’ai longtemps eu le sentiment qu’après lui on ne peut plus peindre. Autre exemple, Le Caravage : comme Pasolini, il a traité des grands mythes vécus par les gens de la rue.
ERNEST PIGNON-ERNEST À TAILLE HUMAINE. DOCUMENTAIRE / FRANCE 5 / SAMEDI 1 ER JUIN / 22 h 25
Entretien réalisé par Gérald Rossi
Source : LHumanité.fr