Afrique (Paris, 1961), numéro 5, octobre 1961, pp. 64-67,
ISSN : 0568-174X
Cote Bibliothèque Nationale de France : FOL-JO-11121
Un noir prix Nobel ? Le journal suédois « Stockholmstridshingen » proposait voici quel-ques jours la candidature, M. Aimé Césaire, poète et député de la Martinique. L’anecdote serait de peu d’importance si elle ne révélait l’extraordinaire essor pris ces dernières années par la littérature noire d’expression française.
Aimé Césaire est, avec Léopold Sédar Senghor, le représentant le plus illustre de cette littérature et son œuvre, pour difficile qu’elle soit parfois, est déjà largement diffusée dans le grand public. Mais qui est-il ?
Né en 1913 à Basse-Pointe, Martinique, Aimé Césaire a vécu dans son île là vie de tous les petits Martiniquais. Dès les bancs du lycée, il écrit des vers, maladroitement, il « taquine la Muse, comme tout le monde », peu satisfait d’ailleurs des résultats. « Mais, dit-il, lais-sons mon enfance, elle n’a pas eu d’importance pour moi. Tout a vraiment commencé lorsque j’ai décidé de faire l’agrégation de lettres à Paris. Alors que la pensée de l’exil attristait la plupart de mes camarades de classe, elle me réjouissait : Paris, c’était une pro-messe d’épanouissement ; en effet, je n’étais pas à mon aise dans le monde antillais, monde de l’insaveur, de l’inauthentique. A Paris, en même temps que je découvrais la culture, j’ai mieux compris les raisons de mon insatisfaction : j’ai pris conscience de mon appartenance à la condition originale du nègre. Ma poésie est née de cette constatation. C’est donc plus une poésie de l’adolescence que de l’enfance ».
On remarque pourtant chez vous une influence du surréalisme…
— Disons plutôt que nous avions les mêmes ancêtres. Je lisais à l’époque ce que tout le monde pouvait lire : Malraux, Céline, Proust, Claudel, mais surtout Rimbaud et Lautréamont. En 1934, le surréalisme était dans l’air ambiant Mais ce n’est qu’après la dé-bâcle que j’ai eu contact direct avec le mouvement. J’ai fait la connaissance de Breton. Aus-sitôt, je me suis pris d’une vive admiration pour lui. Ce contact humain m’a permis de relire d’un œil neuf les œuvres surréalistes. J’ai d’ailleurs fait de l’écriture automatique sous l’in-fluence de Breton, mais le résultat me semblait truqué, à quoi bon ? Ces poèmes ne reflé-taient ni plus ni moins ma personnalité que ceux que je faisais normalement, tout comme les poèmes dictés à Victor Hugo par les tables tournantes ne différaient en rien des autres.
» A peu près à cette époque, j’ai publié les « Cahiers d’un retour au pays natal ». Tout ce que j’avais écrit avant me paraissait puéril et sans force. Les « Cahiers », c’est le premier texte où j’ai commencé à me reconnaître. Je l’ai écrit comme un anti-poème. Il s’agissait pour moi d’attaquer au niveau de la forme, la poésie traditionnelle française, d’en bousculer les structures établies.
— Quel accueil fit-on aux « Cahiers » ?
— Bon. Le public était chaleureux et amical, pourtant j’ai souvent eu le sentiment qu’on passait à coté de l’essentiel : on me faisait des critiques grammaticales, mais on ne voulait pas voir le fond, c’est-à-dire la condition du nègre. Je crois qu’on aurait dû avant tout resituer l’homme dans son cadre.
— La lecture de votre œuvre poétique suggère un certain nombre de questions. En premier lieu, on remarque une recherche du terme savant qui donne rapidement une impression d’ésotérisme. Ceci pour les mots. Quant au rythme on s’accorde à le trouver haché, haletant…
Il est certain que le langage de mes poèmes est très précis : c’est que j’ai voulu nommer les choses. Si je veux parler d’un certain arbre, je dis : un palmier ; d’une certaine fleur ; un hibiscus. Et pourquoi pas ? Le poète français parlera lui, non de la fleur, mais de la rose ou de la violette. Cette possession d’un vocabulaire situé et précis que j’ai voulu sous ma plume, n’est pas habituelle chez les Antillais. Beaucoup, déformés par je ne sais quel complexe, tiennent à faire plus français que les Français. Témoin l’un d’eux qui me disait récemment : « J’ai envoyé des vers aux jeux floraux de X… J’ai eu un prix. On ne s’est même pas rendu compte que j’étais noir ». Pour lui, c’était le signe évident de la réussite. Une autre raison de ce que vous appelez mon style recherché, c’est tout simplement que je ne peux pas me séparer de ce que j’ai appris. Il m’est impossible de me départir de ma culture française. Puisque j’écris en cette langue, autant utiliser toutes ses ressources. Cependant, j’admets avoir cédé à certains excès. Il est vrai que pour me lire, on doit parfois garder un dictionnaire à portée de la main, mais vous aurez peut-être remarqué que dans mes derniers recueils, l’hermétisme a sensiblement diminué. D’ailleurs, à mon sens, le mot, pour capital qu’il soit, n’a pas l’importance du rythme. Vous avez raison de parler de halètement ; j’ai voulu faire entrer dans le français un élément qui lui est étranger. Le rythme est une donnée essentielle de l’homme noir. Je crois, sans l’avoir prémédité, qu’il figure constamment dans mes poèmes. Des Africains m’ont fait une remarque dont je suis heureux : mes vers comptent, paraît-il, parmi les rares à pouvoir être battus facilement sur un tam-tam.
Ce qui vous met alors nettement au rang de poète africain, bien que vous soyez Antillais…
Mais je suis un poète africain ! Le déracinement de mon peuple, je le ressens profon-dément : on a remarqué dans mon œuvre la constance de certains thèmes, en particulier les symboles végétaux. Je suis effectivement obsédé par la végétation, par la fleur, par la racine. Rien de tout cela n’est gratuit, tout est lié à ma situation d’homme noir exilé de son sol originel. C’est un phénomène psychologique que je n’ai jamais oublié, que j’éprouve jusqu’à la nausée ; j’entends encore au plus profond de ma sensibilité, comme un écho du clapotis du ballotement que percevaient les esclaves dans les cales des négriers. L’arbre, profondément enraciné dans le sol, c’est pour moi le symbole de l’homme lié à sa nature, la nostalgie d’un paradis perdu.
Certains, qui connaissent mal la réalité antillaise et qui la découvrent dans vos œuvres, peuvent avoir la tentation de parler d’exotisme, mais vous avez réfuté cette objection. Antillais, vous parlez de la faune et de la flore antillaise. En revanche, on ren-contre dans vos poèmes des expressions et des images étrangères à la géographie de votre île. C’est en cela qu’on peut parler chez vous d’un hyper-exotisme. Quand par exemple, vous évoquez la Krakatoa, ce volcan javanais…
J’ai ma mythologie personnelle. Je me suis construit une géographie imaginaire. Je suis à la jonction de deux traditions : Américains par la géographie, Africain par l’histoire, et les mythes des deux continents interfèrent dans mes poèmes. Vous me citez en exemple Java : c’est une île. Or le thème de l’île est constant chez moi. L’île, par ses dimensions réduites en face du continent, possède un côté paradisiaque en même temps qu’elle est le symbole de la déréliction. Une phrase de Pascal illustre assez bien mon sentiment, bien que je ne sois pas religieux : « Imaginez des hommes abandonnés dans une île qui attendent la mort… » L’Afrique a un grand avenir, mais les Antilles ne sont qu’un rocher perdu au mi-lieu de l’Océan. Mon angoisse, je crois l’avoir résumée dans ce vers : « Toute île appelle, toute île est veuve… »
— Peut-on parler chez vous d’un style épique : ces fréquentes répétitions, ce côté incantatoire…
Je ne cherche pas à faire épique. Tout au plus dois-je bien constater en jetant sur mes œuvres le regard d’un critique objectif, que je participe du style épique dans la mesure où j’exprime les revendications d’une collectivité.
– Vous dites avoir été généralement mal compris par la critique. Pourtant il me semble qu’un texte contienne une analyse très profonde de votre œuvre poétique : l’« Orphée noir » de J. P. Sartre…
Excellente ! Sartre a magnifiquement réagi ; le texte, un de ses plus beaux textes d’ailleurs, m’a sidéré.» L. S. Senghor lui avait demandé d’écrire une introduction à son « Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache ». Pourquoi Sartre ? lui avais-je demandé. Il n’est pas ethnologue, il ne connaît rien à l’Afrique. D’autre part, on prétend qu’il est sourd à la poésie. « Peut-être, avait répondu Senghor, mais c’est un homme fort intelligent ». Il avait diablement raison !
— Jean Genêt, l’auteur des « Nègres », écrit : « La poésie est une vision du monde obtenue par un effort, quelquefois épuisant, de la volonté tendue, arc-boutée. La poésie est volontaire. Elle n’est pas un abandon, une entrée libre et gratuite par les sens ». Qu’en pensez-vous ?
— Il est certain que la poésie à un aspect de conquête, mais c’est la conquête d’un abandon. Après l’effort, après le grand forage intérieur, vient le moment où l’expression peut s’épanouir librement. J’ajouterai à la définition de Genêt que la poésie est aussi un art de la pudeur, tourné vers son auteur, un art où l’on dit sans dire. Ce qui explique que d’une part, on n’y pénètre pas facilement, que d’autre part, une fois à l’intérieur, on soit si proche de son auteur.
— Vous avez surtout écrit des poèmes, mais votre œuvre compte également une pièce de théâtre : « Et les chiens se taisaient », un essai historique sur « Toussaint Louverture » On s’étonne cependant que vous n’ayez pas écrit de roman…
Le roman ne m’a jamais attiré. Je crois qu’il appartient à une époque de stabilité historique, contrairement à la poésie qui exprime et provoque mieux l’éclatement des struc-tures traditionnelles. Vous parlez de ma pièce de théâtre. A l’origine, c’était un long poème. J’ai remarqué après coup qu’il suffisait de faire s’enchaîner certains éléments pour obtenir une pièce. Mais le procédé est artificiel, les personnages sont plus des archétypes que de véritables êtres humains.
— Ainsi, ce serait pour mettre en scène des personnages vivants que vous avez écrit votre « Toussaint Louverture » ?
Pas du tout, « Toussaint » est un livre historique qui m’a été commandé. Le personnage m’avait d’ailleurs toujours intéressé. Il est bon, je pense, que les noirs écrivent eux-mêmes leur histoire. Toussaint fut le premier leader de la révolte anti-esclavagiste à Haïti. Je suis Antillais, or, la grande Antille, c’est Haïti, qui est restée plus africaine que les autres puisqu’elle était indépendante dès le XVIIIe siècle. Des traits du continent noir s’y retrouvent presque intacts, le Vaudou par exemple, qui est une religion de type dahoméen. Les gens chantent encore dans des langues africaines, sans plus connaître le sens des paroles qu ils prononcent. Mais je n’ai pas abandonné le théâtre, je prépare une nouvelle pièce, conçue comme telle cette fois : « Le roi Christophe », ancien esclave qui a succédé à Toussaint-Louverture, était général. A la libération, il devint président de la république Haïtienne et après un coup d’Etat se proclama roi. C’était un personnage très attachant, une sorte de Pierre le Grand atteint d’un extraordinaire délire de puissance, mais aussi d’un orgueil collectifs. S’il fit construire des dizaines de palais, ce fut à la fois pour satisfaire sa vanité personnelle, mais aussi pour exalter son peuple, signifier dans la pierre son égalité avec les autres peuples. Evidemment, tout cela finit très mal. Lorsque la France voulut reconquérir le pays, il eut une attitude très digne, mais il affrontait de graves ennuis intérieurs, notamment la révolte des mulâtres du Sud. Brusquement, au moment de prendre le commandement de ses troupes, le roi est terrassé par une attaque d’apoplexie dans une église. La paralysie le gagne entièrement. Il demande, bien que catholique, l’intervention d’un sorcier et galvanisé, réussit à se mettre debout : on crie au miracle, mais il dure peu, juste le temps de faire partir les troupes. Redevenu impotent, Christophe, revêtu de blanc, se fait tirer une balle dans la tête. Puis ses fidèles le transportent au sommet d’une montagne où il est enterré debout dans un bloc de mortier. Tout cela possède un admirable côté shakespearien. Le cadre, à la fois mythique, historique et politique me paraît favorable à l’introduction du problème qui se pose à l’Afrique de 1961, la décolonisation. En effet, après la révolution, le roi Christophe a pris la charge du pays et ses échecs démontrent qu’il est plus facile d’arracher son indépendance que de bâtir un monde sur de nouvelles bases. Les qualités requises sont tout autres, et elles sont rares, nous le voyons aujourd’hui. Le temps de la décolonisation sera plus difficile pour le monde noir parce que nous n’avons plus à nous dresser contre un ennemi commun aisément discernable, mais à lutter en nous-mêmes, contre nous-mêmes. Il s’agit d’un combat spirituel et qui ne fait que commencer.
— Mais cette révolte que vous exaltez chez Toussaint comme chez le roi Christophe, est-elle chez vous celle de l’Antillais, ou celle de l’Africain ?
Les deux. Je me considère comme un « nègre de la Diaspora ». C’est pourquoi j’ai peine à imaginer un destin séparé pour les Antilles et pour l’Afrique. Je refuse de consi-dérer que la géographie ait annexé l’histoire. Disons seulement que, dans mes moments de dépression, c’est à la révolte plus désespérée de l’Antillais que je me sens lié, tandis qu’aux jours d’optimiste, c’est à l’Afrique déjà pour une part émancipée que je me rattache. Il y a peu d’avenir pour les Antilles. Le peuple y est encore pur et sympathique, comme tous les peuples, mais une petite bourgeoisie s’est installée, qui cultive obstinément certains com-plexes raciaux. En revanche, ce qui m’a frappé chez les Africains, c’est leur assurance historique. Ils sont remplis d’une grande ferveur.
— Mis à part les intellectuels français, quelle résonance trouve votre œuvre dans le public noir ?
C’est chez l’Africain que j’ai trouvé la plus grande résonnance. Les Antillais suscep-tibles de me lire appartiennent à cette bourgeoisie dont je vous ai parlé. Leur hostilité est due à la gêne qu’ils éprouvent en voyant resurgir à travers mes poèmes l’esclavage, leur ori-gine africaine, autant de souvenirs qu’ils auraient voulu jeter aux oubliettes. Adolescent, c’est surtout contre cette bourgeoisie qu’était dirigée ma révolte. La langue même me déplaisait. On m’a parfois demandé pourquoi je n’écrivais pas en créole. Pour moi, le pro-blème ne s’est même pas posé ; le créole est un langage caricatural, plutôt qu’un patois qui porte les stigmates mêmes de la condition antillaise. Il montre à quel point les êtres sont dépersonnalisés. A la limite, l’Antillais n’a rien, ni langue véritable, ni religion, ni histoire. Le poème, par le retour aux sources qu’il nécessite, peut être une tentative de reperson-nalisation.
— Ne craignez-vous pas que votre œuvre soit un jour dépassée ? Apparemment, l’homme noir est libre aujourd’hui ?…
Je vous trouve optimiste. La question est loin d’être résolue. Le colonialisme ne s’avoue plus, mais il subsiste de mille façons. On bute chaque jour sur ses séquelles, poli-tiques, physiques, psychologiques. Les nôtres n’en sont pas conscients. Ils restent à la sur-face d’eux-mêmes et il faudra longtemps pour qu’ils renaissent.
— Avez-vous le sentiment qu’il y a des successeurs possibles à cette première généra-tion de poètes noirs à laquelle vous appartenez ?
Je crois qu’une nouvelle génération commence à surgir, plus intéressée cependant par le roman. Après le déchirement de la lutte, voici le temps de l’analyse.
— Poète et homme public, comment concevez-vous deux fonctions apparemment contradictoires ?
D’une manière classique, le poète est l’homme des hauteurs…
Je n’avais pas prévu de jouer un rôle dans la politique, mais je suis heureux de mon activité de maire. Elle me permet de maintenir un contact nécessaire avec le concret, la réalité antillaise, d’obtenir la réalisation d’une route, d’une place publique, d’une école. Il y a là une opération sur le réel qui me plaît. Je n’ai jamais voulu séparer le rêve de l’action. Pourtant, un hiatus profond existe toujours. Je ne suis pas de cœur avec le monde dans lequel je vis, mais j’estime que la situation de l’écrivain colonial est telle qu’il se doit d’ac-cepter des tâches concrètes. Nous vivons une époque d’avant la division du travail, d’avant la spécialisation. Nous autres noirs, nous manquons d’hommes… »
RECUEILLIS PAR JACQUELINE SIEGER.