— par Janine Bailly —
De la Commedia dell’arte, ils ont l’énergie, la vitalité, le burlesque et les masques, certains des personnages typés — le valet, les amoureux, la jeune fille de bonne famille —, ou encore la souplesse du corps qui permet les cabrioles, et ce talent mimique qui vient en alternance suppléer l’absence du masque. Sans oublier la possibilité d’inclure musique, chant et prouesses physiques au cœur du spectacle.
“Ils”, ce sont les cinq comédiens qui, avec La compagnie du Mystère Bouffe, nous ont présenté cette semaine, en ouverture de saison au Théâtre Aimé Césaire, leur création nommée Entre deux tempêtes — celle de Shakespeare, celle de Césaire —, puisqu’aussi bien ils se sont inspirés, pour se nommer et se mettre en scène, du dramaturge italien Dario Fo, lequel adapta au vingtième siècle les “canevas ancestraux” de la commedia dell’arte — citons en 1969 la pièce Mystère Bouffe. Sans la préposition, Carlo Boso, italien lui aussi, fit plus tard évoluer dans la même tradition sa compagnie Mystère Bouffe. Ce genre théâtral n’est pas inconnu du public martiniquais, qui put applaudir au mois de juin la pièce Public or not public, dans une mise en scène de Carlo Boso précisément.
Il me semble pourtant que la prestation de Entre deux tempêtes n’a pas offert toutes les qualités aptes à déchaîner un grand enthousiasme. Certes, il était de règle, aux origines de la Commedia dell’arte, de broder sur un canevas, ce qui laissait place à l’improvisation. Mais sans doute aurait-il fallu être un spécialiste de Shakespeare autant que de Césaire pour bien appréhender les passages de l’un à l’autre texte, pour savoir dire ce qui permettait exactement de les réunir, et surtout, pour apprécier et justifier le texte surajouté par les membres de la troupe. Bien sûr, les moments de bravoure se signalaient assez aisément, et nul n’aurait su rester insensible à la prose reconnue de Césaire par exemple. Bien sûr, la gestuelle autant que les propos ont suscité à maintes reprises le rire et l’approbation de la salle. Bien sûr, le couple Prospéro-Caliban nous est familier, et l’on retrouve dans le montage les deux points de vue adoptés : chez Shakespeare, celui de Prospéro, le Blanc qui débarque sur l’île et la colonise ; chez Césaire, celui de Caliban l’Indigène, ancien chef de cette île. Et l’ensemble du propos nous est connu, il ne peut que nous toucher en ce sens qu’il est une dénonciation du colonialisme, de la mise en esclavage des natifs d’un pays, de la domination et de la loi imposées par celui qui, se croyant le plus fort, de meilleure couleur et se jugeant supérieur, s’arroge sur l’autre tous les droits.
Mais que de confusion, grandissante au fil de cette heure et demie, que de choses sans véritable utilité ni cohérence apparente dans ce spectacle ! Oublié au fil du jeu le ressort dramatique de la mise en abyme, un peu éculé d’ailleurs, qui voulait que nous assistions aux répétitions d’une pièce inspirée des deux Tempêtes, nous découvrons alors un patchwork de textes plus ou moins bien cousus, où se retrouvent côte à côte, outre les deux auteurs de référence, là en déclaration d’amour, un poème de Verlaine — Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,/Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous —, ici bouteille à la main un marin ivre titubant la chanson de Jacques Brel Dans le port d’Amsterdam, plus loin le rappel du Discours sur le colonialisme de Césaire… Le spectateur a pu retrouver aussi beaucoup de ce qui par le passé fut considéré comme “innovations théâtrales”, sans pour autant l’être encore aujourd’hui : changements rapides de costumes et d’aspect pour des acteurs capables d’endosser habilement tous les rôles ; bruitages sur scène, le vent soufflé d’un trombone à coulisse, et d’une tôle agitée naissant la tempête ; mélange baroque des styles et des genres ; musique et chant en contrepoint de l’action… Ne manquait que l’utilisation fort à la mode d’images vidéo. Et comme le disait ma grand-mère, il apparaît que « le trop est l’ennemi du bien ». Trop de présence aussi pour l’esprit Ariel, qui semble être là promu valet et meneur de jeu, trop d’accent et trop de mimiques, au risque d’engendrer la lassitude. Telle de mes voisines ne s’y est-elle pas assoupie ?
Fort sévère est, dans le journal spécialisé Les trois coups, la critique ironique et coléreuse de Elisabeth Hennebert, qui fustige « l’obstination de certains metteurs en scène à détruire la structure d’un ou deux classiques pour que l’on comprenne mieux ce que leurs imbéciles d’auteurs ont peiné à faire passer à la postérité… ». Or, dit-elle encore, une pièce victime « du remixage par les D.J. de la dramaturgie, ça marche beaucoup moins bien, une fois découpé en morceaux. »
Foin de ces remarques plus générales, la salle n’a pas ménagé ses applaudissements, et l’émotion fut réelle quand, après les premières salves, les comédiens revinrent dire ensemble et gravement, en ligne au devant de la scène, ces paroles de paix, d’amour et de fraternité, qui conclurent la soirée et lui donnèrent une belle humanité !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 15 octobre 2017
Photos Paul Chéneau