— Par Janine Bailly —
Parmi les nombreuses manifestations organisées pour commémorer l’abolition de l’esclavage, j’ai — nostalgie d’enseignante à la retraite oblige — privilégié celle offerte le 21 mai aux Archives Départementales de Fort-de-France, sous la présidence de Madame la Rectrice de l’Académie, et dont le titre prometteur autant qu’ambitieux était « Enseigner la mémoire et l’histoire de l’esclavage ». Six présentations de grande qualité se sont succédé au cours de l’après-midi, et bien qu’étant prioritairement destinées aux professeurs en activité, elles furent pour moi intéressantes et riches d’enseignement.
La première intervention, faite par Dominique Rogers, maître de conférences en Histoire moderne à l’Université des Antilles, avait pour but de nous faire découvrir l’ouvrage « Voix d’esclaves », et se proposait de répondre à la question : « Comment connaître le point de vue de l’esclave ? » en effectuant une approche historique des textes judiciaires. Si le monde anglophone possède un florilège de textes, autobiographiques notamment, il fallait en France donner accès au grand public à des documents d’archives émanant directement des esclaves, qui ont, en tant que victimes, témoins ou coupables, dicté leurs dépositions, ou des demandes de grâce, à la justice. Des extraits du « Greffe civil et criminel de l’île de la Martinique, du vingt (et)-unième septembre mil sept cent onze du matin en la Chambre du Palais » nous sont proposés, et ce qui compte n’est pas que l’esclave concerné soit coupable ou non, l’important est que l’on découvre en creux comment il vivait.Dans les interrogatoires retranscrits se révèlent des moments de vie sur l’habitation, des relations entre les êtres. On y voit le quotidien, et qu’aussi les esclaves, capables de se reconstruire en tant qu’individus, peuvent se rebeller en milieu coercitif. De plus, le fait qu’ils soient entendus en justice montre qu’ils sont tenus pour responsables de leurs actes, et qu’ils ont la possibilité de se plaindre. Quelques lieux communs trouvent ici leur contradiction : à la question de savoir pourquoi l’esclave a peur de l’eau, il est répondu que l’on trouve des esclaves marins et pêcheurs, des traducteurs sur les bateaux, et que le marronnage maritime existe ! Finalement, ces documents sont plus authentiques qu’une autobiographie, le genre restant une construction appuyée sur des choix et faisant appel à des souvenirs plus ou moins fiables.
Les quatre interventions suivantes, admirables dans leur diversité, montrent à quel point des enseignants se sont investis auprès de leurs élèves afin de les aider à comprendre ce qu’est leur histoire, et comment s’est constitué leur pays dans le difficile contexte de l’esclavage.
Messieurs Alexandre et Mesnil, enseignants l’un en arts plastiques l’autre en lettres modernes, ont fait cheminer les élèves sur le thème de la mémoire et de la représentation artistique de la mémoire de l’esclavage, que ce soit dans les œuvres sculpturales, de plus ou moins bonne facture, offertes en grand nombre sur l’île au regard du public, ou dans les œuvres littéraires et musicales, d’Aimé Césaire et Eugène Mona par exemple. Interroger leur histoire et leur environnement, donner du sens – leur sens —, et trouver leur place dans le monde : telle était la démarche proposée aux jeunes. Opération réussie, comme nous laisse à penser cet élève qui, confronté à la création de Khokho René-Corail, « L’arbre de la Liberté » érigé au Lamentin, s’étonne de voir la sculpture enfermée derrière une grille…
Mais les traces de l’esclavage doivent se lire aussi de l’autre côté de l’Océan : Mesdames Privat et Cécina ont fait, avec leurs élèves du lycée Schœlcher, le voyage vers Nantes, port d’où partait 42% de la traite négrière. Face aux objets et témoignages concrets de ce que fut l’indicible cruauté de cette époque, les adolescents ont, au musée des ducs de Bretagne comme au Mémorial de l’abolition de l’Esclavage, été saisis d’une émotion palpable, et la tâche fut de les mener de cette émotion vers la compréhension. Ce projet, judicieusement nommé « Nantes, le musée déconcertant », fut l’occasion de mettre en œuvre un nécessaire processus de construction mémorielle.
Une expérience bien différente pour ces élèves du lycée Joseph Gaillard auxquels le professeur d’EPS a donné le privilège de vivre pendant une semaine sur la goélette trois-mâts « Le Bel Espoir », pour un stage de plongée qui leur a également permis de mieux connaître les bateaux négriers lors d’une escale au Fort Napoléon des îles Saintes.
Et puis, avec quinze jeunes en situation de décrochage scolaire, Madame Roch, enseignante en anglais au lycée de Trinité, a créé un blog sur la thématique du Neg Mawon, blog qui apprend à partager les savoirs, à s’ouvrir sur le monde, à s’identifier par rapport à l’histoire. Petite anecdote montrant qu’il faut parfois faire preuve de persévérance et aller à « l’exorcisme de la blesse (ou blès )» : rétifs tout d’abord à l’idée de visiter la maison du Bèlè, ces jeunes ont finalement été conquis par ce qu’ils y ont découvert !
Une dernière fois les documents nous parleront, par les voix de Monsieur Bello, enseignant en histoire, et de Emilie Dagorne, enseignante intervenant au service culturel des Archives Départementales. Nous verrons un « Registre d’individualité », grand livre où furent enregistrés les esclaves libérés et devenus citoyens en avril 1848, document-témoignage du passage d’une société servile à une société libre. Ironie de l’histoire, une ordonnance de la Seconde République avait demandé que l’on donnât vite des noms de famille aux esclaves, en vue de constituer les listes électorales d’août, mais ces listes n’étant pas prêtes à temps, on voterait avec son prénom, ce qui entraînerait moultes fausses manœuvres…
C’est nantie de belles idées neuves, et délestée de quelques idées préconçues communément répandues, que j’ai quitté un lieu qu’il serait bon de fréquenter plus assidûment. Rendez-vous l’année prochaine aux Archives qui furent, sous la houlette de leur directrice Madame Dominique Taffin, les hôtes de la deuxième édition de cette rencontre « Archive, création, décryptages » ?
Janine Bailly, Fort-de-France, 26 mai 2015