— Par Stéphane Dufoix —
Stéphane Dufoix, professeur de sociologie à l’Institut Universitaire de France, analyse les accusations d' »l’islamo-gauchisme » dont fait l’objet l’université française.
L’Université est en émoi. Le 16 février 2021, devant l’Assemblée nationale, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche a confirmé la mise en place d' »un bilan de l’ensemble des recherches » en lançant, rapporte Le Monde, une enquête scientifique sur « l’islamo-gauchisme » pour identifier, selon elle, ce qui relève de la recherche ou du militantisme. Ce nouveau développement et l’ingérence du politique dans la recherche semblent faire suite à une série de polémiques visant à pointer du doigt le travail des chercheurs et des courants de recherche non hégémoniques.
Ainsi cet hiver, une tribune rassemblant cent universitaires a entrepris dans Le Monde de défendre les propos Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale sur l' »islamo-gauchisme » mais aussi sur le risque que représentent : « les idéologies indigéniste, racialiste et ‘décoloniale’ (transférées des campus nord-américains), « bien présentes » dans les universités et y « nourrissant une haine des “Blancs” et de la France. » Cela sonne comme une litanie. Au cours des deux dernières années, généralement à l’automne, un groupe d’intellectuels et d’universitaires publie dans un quotidien ou dans un magazine un texte collectif mettant en cause l’emprise qu’aurait acquise au cours des dernières années, à l’Université et dans le monde intellectuel au sens large, une « nébuleuse » politique et idéologique se présentant sous les oripeaux de la science.
En novembre 2018, c’est sa « stratégie hégémonique » qui est mise en accusation dans Le Point. En décembre 2019, dans L’Express cette fois-ci et à l’instigation de Pierre-André Taguieff, les « bonimenteurs du postcolonial business » se voient reprocher de voir du colonialisme partout et de rechercher une « respectabilité académique » au sein de l’Université française. En janvier 2021, enfin, est créé un « Observatoire du décolonialisme« , formé par soixante-seize universitaires, et dont l’objectif serait de « mettre un terme à l’embrigadement de la recherche et de la transmission des savoirs. ».
Des simplifications politiques, historiques et intellectuelles
Il ressort de ces différents textes et propositions au moins trois points communs associés à cette « nébuleuse » :
- « Une emprise hégémonique » : la « matrice intellectuelle » (pour reprendre l’expression utilisée par Jean‑Michel Blanquer) en question serait dominante dans les sciences sociales françaises et aurait pris possession des universités et des grandes écoles. L’institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) s’est ainsi trouvé au cœur d’une polémique au mois d’août 2020 lorsque fut publiée sur son compte Instagram la liste des « lectures d’été » recommandées, dont plusieurs portaient sur la question de l’anti-racisme et du « privilège blanc » aux États-Unis. Certains journaux ont alors pris le parti de fustiger ce choix comme étant au contraire une promotion pour des groupes véhiculant des propos « racialistes » ou « racistes ». Ce fut le cas, entre autres, de Valeurs actuelles, du Figaro-étudiant et de Marianne.
- Un projet anti-Occident : cette matrice aurait une cohérence propre, une homogénéité dont le propre serait d’essentialiser les identités, de vouloir tout genrer, racialiser, ethniciser dès l’instant que cela permet de mettre en cause les Blancs, les Européens ou les Occidentaux.
- Une pensée étrangère : elle proviendrait des « campus nord-américains », véritables pourvoyeurs de pensées essentialisantes où les identités s’articulent à des « communautés » (de race, de genre, de sexualité, de confession, d’ethnicité etc.) selon un modèle « multiculturaliste ».
Parmi les nombreuses tribunes soulevant ces points, une phrase du polémiste Eric Zemmour résume l’idée générale. Il s’attaque au livre Les impostures de l’universalisme du militant et universitaire Louis-Georges Tin comme modèle du « substrat de l’idéologie qui règne aujourd’hui sur l’université française (venue d’Amérique) ». Or ces partis pris et ces postures, souvent plus militantes qu’académiques, occultent une histoire intellectuelle plus longue et plus complexe.
Postcolonial, décolonial : comprendre les mots
Les mots « postcolonial » et « décolonial » apparaissent dans le milieu des sciences sociales respectivement au début des années 1980 et au début des années 1990, avant tout en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ils reflètent une pensée visant essentiellement à changer de regard pour tout à la fois constater la prédominance de la pensée politique, culturelle, économique et sociale du monde occidental et lui opposer d’autres grilles de lectures possibles.
S’ils ont depuis acquis un poids académique non négligeable dans de nombreuses parties du monde, y compris en Allemagne par exemple, ils occupent essentiellement en France une place médiatique et politique, mais leur enseignement est encore bien rare. Il l’est d’autant plus qu’il ne convient guère à l’organisation largement disciplinaire de l’enseignement supérieur en France alors que les études en questions sont largement pluri- et inter-disciplinaires.
On ne peut d’ailleurs pas mettre dans le même panier académique la très grande pluralité à l’œuvre dans le monde des études postcoloniales (surtout si l’on sort de France). De même, certains des mouvements concernés peuvent fonder leur légitimité propre sur leur différence par rapport à d’autres courants généralement considérés comme totalement identiques. Ainsi, les études décoloniales se sont consciemment structurées autour du refus des références jugées trop « occidentales » des études postcoloniales.
Mais tous ces courants œuvrent au décentrement de la pensée et à la prise en compte des cultures et des pensées populaires. On pense ainsi aux Cultural Studies britanniques ou Subaltern Studies indiennes. Les chefs de file des Subaltern Studies, par exemple Ranajit Guha, ont proposé d’analyser des moments de l’histoire indienne à travers le regard des groupes les plus marginalisés ou les plus dominés comme les paysans, les intouchables, les femmes etc., à l’encontre des récits « colonialistes » ou « nationaliste » de cette même histoire.
Le propre des différents courants que nous avons mentionnés ci-dessus est de vouloir changer le regard porté sur la réalité en le rendant plus complexe, moins eurocentrique, moins hégémonique et moins élitiste.
Penser autrement le monde et ceux qui l’habitent
La question de l’intersectionnalité, remise en cause par Jean-Michel Blanquer, est ainsi un concept qui permet de dé-essentialiser, soit ne pas réduire à une seule catégorie, les individus et collectifs dont on discute/sur lesquels on porte un regard. C’est d’ailleurs bien cet argument qui est mis en avant par un collectif de revues de SHS dans un texte collectif publié dans Le Monde du 4 novembre lorsque l’accent est mis sur le fait qu’elle est « précisément l’un des outils critiques de la désessentialisation du monde social ».
C’est grâce à ces concepts et à ces théories qu’il devient notamment possible de penser autrement le phénomène des décolonisations en ne les voyant pas uniquement comme des phénomènes de libération d’une domination politique, économique et militaire, mais aussi en les saisissant comme des processus plus longs impliquant également une « décolonisation de l’esprit ». En effet, le colonial – comme régime de domination – a toujours impliqué, pendant le temps de l’occupation, une dévalorisation, voire une véritable entreprise de démolition des savoirs « indigènes » au profit des savoirs du colonisateur.
La prétendue origine nord-américaine
Il est impossible de limiter les approches critiquées dans ces tribunes à une origine nord-américaine. Comme le soulignent les auteur·e·s de la contre-pétition « Pour un savoir critique et émancipateur dans la recherche et l’enseignement supérieur » : « Cette “accusation” prêterait à sourire si elle ne sous-entendait pas que toute forme de réflexion s’inspirant et se nourrissant d’ailleurs serait par principe suspecte. » Elle témoigne également d’une grande méconnaissance des mécanismes de circulation internationale des idées ainsi que de l’ampleur de la présence quasi-mondiale de ces études.
Comment ne pas y voir aussi la trace de l’opposition entre « républicains » et « démocrates », échafaudée par Régis Debray dès 1989 pour opposer les républicains, partisans des Lumières et de l’universalisme, aux démocrates, partisans des minorités et du modèle des commmunautés. Cette opposition permet depuis trente ans aux néo-républicains français, rassemblés autour de la nécessité de lutter contre l’intégrisme musulman et de défendre les valeurs républicaines, de s’opposer au modèle dit « démocrate » et « multiculturaliste » des États-Unis et d’ériger ainsi la France en parangon de l’universalisme, réactivant par là même un anti-américanisme déjà très implanté historiquement.
Sortie du modèle binaire à l’université
Le Manifeste des 100 propose ce que nombre de chercheurs perçoivent comme des simplifications et un dangereux glissement vers une conception du monde manichéenne, à l’encontre de ce que défendent justement les sciences sociales : quiconque ne se prononce contre le supposé « islamo-gauchisme » serait ainsi un défenseur du terrorisme ou, à tout le moins, le promoteur d’une société racialisée et ethnicisée. Or, nombreux sont les chercheurs et chercheuses en sciences sociales qui refusent ce modèle binaire tout en s’élevant fermement contre tous les fondamentalismes. La liberté et l’ouverture de la science sont à ce prix.
Les auteurs de la tribune « Cette attaque contre la liberté académique est une attaque contre l’État de droit démocratique« , publiée dans Le Monde du 4 novembre 2020, ont raison d’insister sur l’absurdité qu’il y aurait à considérer que « les terroristes auraient été guidés par des « ‘études décoloniales’ dont ils ignorent l’existence ». Véritable « idéicide » au sens où l’entend l’historien et politiste Achille Mbembe, ce processus a impliqué de facto une quasi-ignorance des auteurs les plus originaux – ce qui n’empêche nullement de critiquer leurs travaux – de ces différents courants ou au moins une réelle réticence à les rendre accessibles au public français, sur les tables des libraires comme sur les bancs des amphithéâtres.
Si les noms d’Edward Saïd, de Stuart Hall ou de Paul Gilroy ont acquis une certaine visibilité en termes de traductions ou de commentaires, c’est loin d’être le cas pour la Bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui, le Péruvien Aníbal Quijano, l’Américaine Gloria Evangelina Anzaldúa, l’Argentin Walter Mignolo ou le Mexicano-Argentin Enrique Dussel pour ne prendre que des exemples en provenance du continent américain.
« Esprits captifs » et « esprits captateurs »
On peut aller encore un peu plus loin. Dans un article publié en 1974 dans la Revue internationale des sciences sociales, le sociologue malaisien Syed Hussein Alatas réfléchissait à la manière dont ses étudiants à Singapour étaient en réalité des « esprits captifs », prisonniers de concepts et de théories élaborés en Occident, et qui les reproduisaient au point de devenir eux-mêmes des « esprits captateurs » pour de futurs « esprits captifs ».
Ce qui est vrai pour une société colonisée l’est tout autant pour une société colonisatrice. Les formes de savoir, d’enseignement et d’apprentissage héritées de notre histoire impériale n’ont pas disparu. Elles sont encore présentes : « esprits captifs » de notre propre légende, nous sommes aussi des « esprits captateurs » envers nos étudiants en réduisant largement leur horizon à celui de la France. Il nous faut aussi décoloniser nos sciences sociales.
Un autre universalisme à inventer
Le mot fait peur, là aussi. Depuis quand « décoloniser » est-il devenu un mot abject? Depuis quand serait-il incompatible avec les valeurs de la science? Si l’universalisme scientifique ne prend en compte les propriétés culturelles et sociales ni des individus ni des idées, comment peut-il dans le même temps fustiger les campus nord-américains ou bien dénoncer les positions « idéologiques » de chercheurs en sciences sociales?
Il y a ici une contradiction dans les faits parce que les défenseurs de l’universalisme ne font pas ce qu’ils affirment pourtant défendre et qu’ils n’admettent pas qu’il puisse exister plusieurs définitions de l’universalisme, alors que l’immense majorité des auteurs non-occidentaux (Anouar Abdel-Malek, Alberto Guerreiro Ramos, Paulin Hountondji etc.) ayant critiqué l' »injustice épistémique » de la domination occidentale ne l’ont pas fait au nom d’un simple repli sur eux-mêmes mais au nom d’un autre universalisme à inventer.
D’ailleurs, la question compliquée de la décolonisation des sciences sociales implique de se saisir de deux dimensions qu’interdit une version radicale de l’universalisme : la capacité à « situer » socialement ce que disent et ce que font les acteurs sociaux, ainsi que la nécessité de faire preuve d’une bonne connaissance de l’histoire, comme le rappelait il y a peu Jean‑François Bayart à propos de la dénonciation de l’islamo-gauchisme.
En 1976, Pierre Bourdieu réfléchissait à la manière dont le passé de la « science » coloniale constituait un des obstacles épistémologiques principaux à la « véritable décolonisation de la science sociale d’une société récemment décolonisée » et il fut loin d’être le seul à utiliser cette expression qui n’est en rien l’apanage de mouvements politiques récents.
Plusieurs programmes de décolonisation de la sociologie, de la philosophie ou de l’anthropologie existent désormais – notamment depuis le mouvement Rhodes Must Fall en Afrique du Sud en 2015 – dans plusieurs pays européens, en particulier en Angleterre – à la LSE, à SOAS, à Oxford ou à Cambridge – en essayant de poser franchement sur la table les enjeux que posent l’ouverture des cursus, pour les rendre plus ouverts à des courants de pensée non-occidentaux, et des canons pour élargir l’espace des références à des auteurs non-occidentaux.
Le poids juste des mots
Dans une tribune publiée par Libération le 26 octobre 2020, Pierre-André Taguieff écrit que : « Les querelles de mots ne doivent pas nous empêcher de voir la dure réalité, surtout lorsqu’elle contredit nos attentes ou heurte nos partis pris. »
La réalité du terrorisme est insupportable. Qui le nie au sein des sciences sociales françaises? Personne, sans doute. Mais les mots ne sont pas pour rien dans notre compréhension ou notre incompréhension de ce qui se passe autour de nous. Ils ne peuvent en aucun cas se trouver confisqués au nom d’une vision scientifique, intellectuelle et politique simpliste et largement ignorante des idées dont elle prétend parler. Pour être vigilants, ouvrons l’œil, mais aussi les œillères.
Source : LeJDD.fr
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