— Par Sylvie Kauffmann —
L’esclavage moderne affecte 35,8 millions de personnes sur la planète, selon une ONG. A peu près l’équivalent de la population du Canada ou de l’Algérie.
Douze ans d’esclavage, l’autobiographie de Solomon Northup portée à l’écran l’an dernier par Steve McQueen, a été écrite en 1853. Cette histoire vraie d’un homme libre, kidnappé puis vendu et confronté pendant douze ans à la brutalité inouïe de la servitude dans le sud américain, a ému le jury des Oscars et des millions de spectateurs dans le monde entier. Un drame historique dont la cruauté, heureusement, appartient à une époque révolue. Cela s’apprend à l’école : l’esclavage a été aboli.
Evelyn Chumbow aimerait le croire. Elle, ce n’est pas douze, mais huit ans d’esclavage qu’elle a subis, de 9 à 17 ans. Ce n’était pas dans le sud des Etats-Unis, mais dans le nord. Et ce n’était pas au XIXe siècle, mais au XXIe. Evelyn Chumbow est une rescapée de l’esclavage moderne, une condition qui, selon un rapport de l’ONG Walk Free publié le 17 novembre, affecte 35,8 millions de personnes sur la planète. A peu près l’équivalent de la population du Canada ou de l’Algérie.
A 9 ans, Evelyn a été confiée par sa mère, au Cameroun, à une femme qui devait la placer dans une bonne école aux Etats-Unis. En fait d’école, Evelyn s’est retrouvée enfermée dans l’appartement de la convoyeuse, où elle a servi de domestique à toute la famille, battue régulièrement parce qu’elle s’acquittait mal de tâches qu’elle n’avait jamais apprises.
Un jour, à 17 ans, elle a réussi à s’échapper et s’est retrouvée dans la rue. Elle a aperçu une église, s’y est réfugiée. Là, on l’a mise en contact avec des ONG qui l’ont, petit à petit, remise sur les rails d’une vie normale. Après cette longue absence, elle est retournée à l’école. Elle a fait condamner sa geôlière, Teresa Mubang, à dix-sept ans de prison. Et puis elle a voulu revoir sa famille, au Cameroun. Elle a pris deux emplois en même temps pour pouvoir payer les 2 000 dollars du billet d’avion et, en 2012, enfin, elle a retrouvé les siens. Et là, elle a posé à sa mère la question qui la taraudait depuis dix-huit ans : « Mais Maman, comment as-tu pu me confier à cette femme que tu connaissais à peine ? »
L’esclavage moderne devenu combat
Evelyn Chumbow n’a pas vraiment eu de réponse. Elle est repartie aux Etats-Unis où, à 29 ans aujourd’hui, elle « refait sa vie » comme on dit – au sens propre, en ce qui la concerne. « Je me bats toujours avec ce traumatisme », dit-elle. Mère d’un fils de 22 mois, elle tremble à l’idée qu’on puisse l’enlever.
L’esclavage moderne est devenu son combat, un combat qu’elle a porté cette semaine devant la conférence Trust Women, organisée à Londres par la Fondation ReutersThomson. Evelyn y affiche son sourire éclatant et un rire rassurant, des ongles vernis de bleu et une chemise fluo, mais dans les couloirs, elle ne quitte pas Marcela Loaiza, une Colombienne qui, piégée par une annonce d’emploi, a été forcée à se prostituer pendant un an et demi au Japon avant qu’un client ne l’aide à s’échapper. C’est une chose que partagent les rescapés de l’esclavage : les hommes et femmes libres ne les comprennent pas. « J’ai commencé à guérir quand j’ai rencontré d’autres rescapés », raconte Evelyn.
L’esclavage moderne a de multiples visages. Celui d’enfants sans famille forcés à travailler. Celui de femmes enlevées ou piégées, violées, battues et contraintes à la prostitution ou, tout simplement, à l’esclavage sexuel. Celui de travailleurs employés dans des conditions inhumaines, Laotiens ou Birmans dans des usines de crevettes en Thaïlande, Indiens dans la construction, Bangladeshis dans des usines de vêtements pour l’exportation comme celle du Rana Plaza, à Dacca, dont l’effondrement a fait près de 1 200 morts en 2013…
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