Invité par l’équipe de Matnik Solid (Plan d’actions pour le développement de la Martinique).L’économiste Philippe Frémeaux a donné une conférence devant une salle comble.
Patrick Chamoiseau lui a adressé ce mot de bienvenue.
Au nom de la collectivité régionale,
de ses agents, de ses élus et de son Président,
permettez-moi, mon cher Philippe Frémeaux, de vous souhaiter la bienvenue.
Vous avez spontanément répondu à notre invitation et accepté sans crainte d’effectuer ce très long déplacement. Nous vous en sommes reconnaissants. Vous êtes, nous le savons, attentif à la question antillaise. Vous connaissez la Guadeloupe. Vous avez parfaitement étudié la grande grève de 2009 et su en proposer une lecture stimulante. Je vous en sais gré, car pour moi ce phénomène est l’évènement poétique le plus considérable des dix dernières années, et c’est bien pour cela qu’il nous reste ici totalement illisible.
Je n’ai donc rien à vous apprendre de la Martinique que vous ne sachiez déjà. J’aimerais juste rappeler, à ceux qui nous ont fait l’amitié de venir si nombreux ce soir, le cadre dans lequel se situe votre communication.
Cher Philippe Frémeaux, une Martinique est en train de mourir. C’est une Martinique ancienne, structurée par l’habitation-sucrerie, puis par les grandes usines centrales, enfin par le généreux guichet de la départementalisation installé en 1946. Un syndrome économique s’est mis en place, sous les auspices de la subvention, du rattrapage, de la défiscalisation, de toutes sortes de dispositifs destinés à faire de nous de véritables citoyens français. Cette Martinique-là, alimentée par les transferts publics, organisée autour de l’hyper-importation et de l’hyperconsommation, est en train de s’essouffler, et donc disparaître ; emportée bien entendu par les mutations qui se produisent en France et dans le monde ; emportée surtout par la raréfaction des fonds publics et l’impasse que constitue à mon sens notre faible degré de responsabilité collective.
Si cette Martinique-là est en train de s’éteindre, si elle est obligée de s’éteindre, l’autre Martinique tarde encore à naître, ses contours sont encore incertains, ses floraisons sont minuscules, et dans cet entre-deux surgissent ce que Gramsci appelait très justement : les monstres. Drogues. Violences. Chômage structurel effrayant. Amplification tragique de la non-activité des moins de 26 ans. Extension d’une précarité qui va de la pauvreté non-ordinaire aux misères inédites. Fragilité d’un dialogue social sur fond d’arrogance du tout-profit et de l’angoisse de ces exploités qui aspirent au bonheur par le pouvoir d’achat.
Vous connaissez cette formule qui dit : là où se trouve le problème, se trouve aussi la solution. Au-delà des politiques publiques menées au quotidien, la nécessité d’un plan d’actions qui puisse porter sur le long terme s’est très vite affirmée. Pour faire surgir de cette Martinique moribonde une autre Martinique, s’imposent à nous des exigences de créativité, d’innovation, de renouvellement profond des logiques et pesanteurs qui jusqu’ici ont guidé nos actions et nos réflexes mentaux. Le débat est donc totalement ouvert. Entre nous d’abord, puis avec tous ceux qui le voudront, car l’affaire du changement de paradigme n’est pas seulement martiniquaise, c’est une affaire mondiale, et en face de ce défi commun à tous les peuples du monde, il est évident que nous ne sommes pas seuls. Votre présence parmi nous ce soir en atteste avec un bel éclat
Et donc, cher Philippe Frémeaux, nous savons que l’autre Martinique est déjà là. Qu’elle tressaille dans de nombreux projets. Qu’elle est déjà vivante dans de micros apparitions qui ont du mal à se connaître et à se reconnaître, et surtout : à converger dans un horizon d’amplitude partagée. Nous savons qu’il nous faut résolument entrer dans une modernité riche de nos grandes traditions, de nos gisements culturels, de nos atouts, de ces potentialités qui sont les nôtres et que nous ne savons pas toujours identifier. Nous savons aussi que notre intelligence collective, notre adaptabilité et notre production innovante doivent, de toutes les manières possibles, rejoindre notre niveau de salaire, de technicité, de qualification, de savoirs et de compétences. En bref, nous devons nous hisser par-dessus, bien au-dessus de notre artificielle modernisation.
Il est clair qu’une alternative globale au système actuel est difficile à penser. Que les urgences et que les tragédies nous obligent à agir au plus vite. Mais nous sommes persuadés qu’il nous faut agir sur l’essentiel, c’est à dire sans perdre de vue la nécessité d’une transformation majeure de nos schèmes actuels. Nous somme sommes donc, comme vous-même, attentifs aux alternatives possibles, aux tracées devinables, aux petites sources inattendues, à toutes ces émergences concrètes qui se nourrissent des valeurs qui ne sont pas celles du tout-profit, mais celles de la solidarité, de l’association, de la coopération, du partage, de l’entraide, du bien vivre, du plein-vivre, et aussi du beau-vivre. Nous espérons que ces alternatives se verront cheminer vers de grandes alliances, et pourront au plus vite atteindre à cette masse critique qui provoquera une bascule vers une autre Martinique — une Martinique solide, c’est-à-dire au sens créole du mot : fiable, vaillante, innovante, productive, agile, et capable d’utiliser positivement les imprévus, voire les impensables, des mutations du monde.
Cela suppose que nous mettions en œuvre un faisceau d’expérimentations capable de défaire notre vieil imaginaire par une transformation de chacun d’entre nous, et donc de l’ensemble de nos manières de faire. Le pouvoir véritable est désormais du côté de la création, de la démocratie économique véritable, de la démocratie sociale encore plus achevée, de la démocratie culturelle encore mieux installée, et tout cela suppose une réactivation des grandes valeurs relationnelles. Toute transformation est d’abord une action efficace qui nous ramène du lien, qui nous amène du sens.
Nos premières conversations m’ont conforté dans l’idée, tellement précieuse, qu’il nous fallait éviter les pensées de système ou systèmes de pensée. Que les dogmes, les absolus, les vertus impériales, les glorifications à sens unique, étaient porteurs de bien plus d’involutions que de vitalité neuve. Elles m’ont conforté dans l’idée que pour faire il fallait d’abord avoir le courage de défaire. Et surtout : votre manière d’aimer le punch, votre plaisir à retrouver la cuisine antillaise, m’ont rappelé qu’un économiste pouvait être aussi infiniment vivant. Mais cela m’a surtout confirmé dans l’idée que nos actions d’épanouissement ne devront pas s’élever au bord du triste-vivre, de la peur, ou du désenchantement, mais se fonder dans les convivialités d’un optimisme lucide, dans les fastes de ce désir où l’espérance n’est le pendant d’aucune désespérance, et où la joie de vivre, la joie d’agir, la joie d’amorcer un changement, n’ont jamais de contraires.
C’est au nom de tout cela que je vous souhaite, une fois encore, la bienvenue dans le cercle génésique et générique d’une Matnik solid.
Patrick CHAMOISEAU
Lire le texte de l’intervention de Philippe Frémeaux sur Matnik Solid