—Par Victor Lina, psychologue clinicien —
« Quelques mots écrits pour dire psy »
Nous savons d’un homme que les hommes sont plus émus par l’opinion – fut-elle fausse – que par la raison vraie.
C’est en substance ce qu’écrivait SPINOZA, il y a près de 350 ans.
Il n’est pas besoin d’être devin pour considérer que ce qui est servi à longueur de journée par l’intermédiaire de l’appareillage technologique qui nous environne, voire qui nous colle à la peau, n’est pas que de la soupe à l’oignon, mais bien (celle) de l’opinion.
En quoi, l’opinion est-elle une soupe ? Sans vouloir dénigrer ce met souvent délicieux et fort recommandable, on peut considérer que l’opinion s’accommode de tout et son contraire. Elle charrie aussi aisément les préjugés archaïques, que les jugements relevant du bon sens. Elle se nourrit généralement d’idées portées par des leaders
Une opinion est parfois dite personnelle, ou parfois définie comme publique.
Elle s’entend comme personnelle forte d’une conviction, d’un avis ou d’une croyance auquel on adhère au point de faire un avec, au point de s’y identifier. Mais celui qui évoque son opinion personnelle tend à se situer par rapport une idée, une affirmation dont il ne connaît pas toujours la source. On met parfois un point d’honneur à avoir le courage de ses opinions ou de les défendre.
Le paradoxe est que d’une simple opinion, d’un humble avis, cela devient parfois une question d’affirmation d’authenticité et de vérité. Car l’opinion est soumise à des mécanismes d’adhésion et d’identification. Le porteur d’une opinion peut venir à confondre son être et l’opinion au point de mettre en jeu sa vie ou celle d’autrui. En fait ce qu’il confond est son être et ce que l’opinion oblitère, à savoir la vérité de sa défaite, de sa blessure insue, de son point de faiblesse ou de sa détresse passablement surmontée.
Par exemple, l’opinion qu’un supporter exprime au sujet d’un évènement sportif vis-à-vis de supporters de l’équipe adverse. Au fil de l’échange entre ce locuteur et les autres, il n’est pas rare d’observer une amplification parfois subite de l’intensité du ton, de l’âpreté du propos, de l’engagement du corps qui peut même déboucher sur un pugilat.
Ainsi l’opinion se donne comme un masque, une façade à afficher, un à voir ou à entendre non pour feindre mais pour être ou tenter d’être face au malaise inhérent à toute élaboration individuelle et sociale.
Par ailleurs dit-on, à chacun son opinion puisqu’il s’agit de respecter le caractère individuel de l’opinion personnelle. Mais on considère tout de même que les opinions puissent se regrouper. Ainsi parle-t-on de groupe d’opinions et plus largement d’opinion publique.
Quand elle est publique, elle est constituée par la quantité, elle reflète l’avis d’un groupe dit représentatif et cet avis est étendu à la population générale. Elle sert de base à la rumeur, elle est une tendance à croire, un cliché, un préjugé, qui sont relayés et surtout amplifiés par les moyens de communication de masse.
Cette amplification obéit au principe d’un comportement largement répandu, le mimétisme, décrit à l’échelle du groupe comme un effet de contamination psychique et qui s’illustre notamment par le phénomène de mode. Ainsi plus une opinion est partagée ou même plus elle est prétendue l’être, plus elle est attractive et susceptible de générer l’adhésion du plus grand nombre.
Associé au mécanisme de contamination psychique sous-jacent dans le marketing dit viral, le phénomène de buzz sur les réseaux sociaux en est l’application directe.
L’opinion publique est un objet qui peut être modifié ou manipulé par l’usage spontané du verbe par certains gouvernants ou par l’utilisation qu’ils peuvent faire de techniques se référant à la sociologie ou à la psychologie, et de leur mise en œuvre en science politique ou militaire.
Elle repose sur l’idée d’une pensée commune soumise à ce que Roger MUCCHIELLI appelle la pression de conformité. L’orthodoxie est convoquée sous la bannière d’une parole autorisée tandis que l’ordre qu’elle instaure avec ou sans l’usage de la force, voire sans même que celui qui la profère soit susceptible de l’exercer, devient l’objet d’une appropriation pacifiée largement répartie au sein d’une population.
Mais quand cette parole échoue, ne pose-t-elle pas la question de la légitimité du porteur de parole qui est sensée faire autorité ? Cet échec est-il sans rapport avec la qualité de son propos ?
Il est cependant fréquent que lorsque l’artifice qui avait favorisé l’adhésion d’un groupe vis-à-vis d’un leader, perd de son éclat, il s’ensuit un sentiment défiance presque sans appel de la part d’un grand nombre de ses supporters.
Si 350 ans après, sachant que la force de l’opinion à générer de l’émotion alors même qu’elle repose sur l’approximation, pourquoi sommes-nous inviter à « choisir » dans la même soupe ?
Mieux, nous sommes le plus souvent, complaisamment, amenés à croire que l’on pourrait, à partir de l’expression d’opinions, dégager quelque chose qui serait de l’ordre d’une pensée.
La notion de liberté d’opinion, dans la plupart des cas, n’est pas entendue comme la liberté de soutenir une conviction morale, philosophique, religieuse, politique et aujourd’hui avec acuité, la liberté d’affirmer ses choix sentimentaux, sans s’exposer à une sanction relevant de la force et de la violence de l’Etat.
Elle tend à prendre l’acception suivante : celle de pouvoir donner libre cours à l’expression de ses émotions ou de ses obsessions sans entrave, sans les soumettre à aucune auto-analyse, à aucune limite, à aucune considération d’un extérieur.
Loin d’une liberté d’opinion, il s’agit, dans ces cas, de la dictature de la pelure d’oignon selon le modèle d’Hannah ARENDT, soit une prétendue liberté qui est celle de tourner en rond.
L’échange prétendu d’opinion est un pari sur l’émergence spontanée de ce que DESCARTES a appelé la raison communément partagée. Ainsi, il ne s’agirait pas d’une défaite de la pensée selon l’expression de FINKELKRAULT, il n’est pas question de se référer à un état idéal, de se lamenter sur sa disparition en vertu d’une nostalgie. Il est question non d’un abandon de l’esprit critique, mais d’une indistinction des registres de sorte que l’on arrive à considérer comme valide : « à chacun sa vérité » au lieu de prendre appui sur la variabilité du point de vue.
Le modèle de l’oignon consiste à laisser chacun tourner en rond avec son opinion en restant du côté de la pelure, consiste donc à laisser chacun demeurer éloigné des enjeux cruciaux qui sont au centre, là où cela se pense.
Nous savons tous que : bonda lapolonyon plat’ !
Bon appétit et bonne Année.
Victor LINA