— Par Janine Bailly —
Belle initiative que celle de Steve Zebina, notre fringant Monsieur Cinéma, toujours actif et jamais à court d’idées qui, en lien avec le Martinique Jazz Festival, nous a ouvert par trois fois la Case à Vent, à un horaire insolite, au sein de Tropiques-Atrium. En effet, c’est à treize heures que nous étions conviés, “avec notre sandwich” (je cite Steve), à une pause cinématographique et musicale, comme en une oasis de fraîcheur et de bonheur aux heures chaudes de la journée. Proposition intrigante, un brin inquiétante peut-être : se trouverait-il un public pour répondre à la proposition ? Ou bien nous retrouverions-nous quelques-uns épars devant la toile, comme il m’est arrivé parfois de le vivre à Fort-de-France ? Non ! Pari tenu ! Si les messieurs se comptaient sur trois doigts d’une main, les dames ont bien répondu “présentes”. Dames grisonnantes libres de leur temps certes, mais aussi jeunes femmes qui avaient su ou pu se rendre disponibles, à ce moment qui les voit plutôt traditionnellement confinées aux repas familiaux !
Mardi, ce mini-cycle rendait un hommage oh combien émouvant à Billie Holiday, avec en point d’orgue la chanson “Strange Fruit” qui, plus de cinquante ans après la tragique disparition de sa créatrice, continue de nous atteindre au plus profond du cœur et de la raison. Réquisitoire contre le racisme aux États-Unis, et plus précisément contre les lynchages et pendaisons sauvagement infligés aux Afro-Américains dans le Sud, le texte évoque le corps d’un homme noir pendu à un arbre, en des mots propres à nous faire éprouver l’immense cruauté de ces actes barbares : “Scène pastorale du vaillant Sud, Les yeux exorbités et la bouche tordue, Parfum du magnolia doux et frais, Puis soudain odeur de chair brûlée.” Comment ne pas frissonner quand la voix brisée nous fouaille ? À la sortie de la salle, d’aucunes regrettaient que les séquences d’archives aient été trop peu nombreuses dans ce “Billie for Ever”, le réalisateur Franck Cassenti ayant choisi de faire voir et entendre des interprètes actuelles, par ailleurs fort douées, reprenant les standards de Billie Holiday.
Mercredi, c’est par les images et le son du même Franck Cassenti, homme aux trois passions “le cinéma, la musique et l’engagement” (dixit Steve), que nous sommes entrés subrepticement dans les arcanes de la tradition marocaine des Gnawa : le documentaire suit toutes les étapes, païennes autant que sacrées, de “La nuit de la possession”. Pour ce faire, la caméra entre au sein d’une famille d’initiés et suit le rituel, basé sur la musique, la magie et la transe, rituel à valeur thérapeutique mais aussi source de rapprochement et de convivialité pour ces descendants d’esclaves venus d’Afrique de l’Ouest. Afin que nous adhérions à son propos, Franck Cassenti assemble des plans qui montrent les corps dans leur danse ou leur déchaînement, les visages radieux, hantés ou convulsés cadrés au plus près, les gestes des musiciens qui infatigablement vont rythmer les cérémonies jusqu’à l’hypnose. Des échappées sur le ciel s’assombrissant, puis enténébré et ponctué d’une pleine lune pour enfin se colorer d’aube, montrent le passage du temps. Quelques plans superbes aussi sur la ville maritime d’Essaouira, sur son architecture épurée, re-situent la scène au monde. Toujours la lumière irradie, captée dans les étoffes dont usent les participants à cette étrange nuit.
Jeudi voilà déjà, hélas, la dernière séance ! “Calypso Rose, la lionne de la jungle”, de Pascale Obole, dresse le portait d’une artiste élevée au rang d’icône, reine du calypso, ambassadrice de la musique caribéenne qui nous emmène sur trois continents, Amérique, Europe, Afrique des origines, mais surtout femme chaleureuse, profondément humaine, et qui se livre à la caméra jusque dans sa plus secrète intimité. Malgré les vicissitudes de la vie, Calypso Rose, née Mc Artha Lewis, garde une vivacité, une fraîcheur, des élans de joie et de rires communicatifs. Elle est porteuse d’espoir, et la découvrir en ce lendemain de la “Journée contre les violences faites aux femmes” est particulièrement judicieux !
D’autres chemins pouvaient conduire vers d’autres écrans. À la Bibliothèque Universitaire était proposé, ce même mercredi, dans le cadre du Mois du Documentaire, “Au-delà de la haine”, qui aurait bien mérité un public plus étoffé. Ce film extrêmement pudique et singulier, part d’un fait-divers tragique, qui aujourd’hui peut entrer en résonance avec les événements que Paris vient de vivre. Par une nuit de septembre 2002, à Reims, dans le parc Léo Lagrange, François Chenu, âgé de 29 ans, homosexuel assumé, croise la route de trois skinheads : ils le frappent, visant plus précisément le visage, il les traite de lâches, ils le jettent à l’eau, il meurt. Deux ans plus tard, alors que le procès se prépare et qu’il va s’ouvrir aux assises, les parents et la sœur de François acceptent de se confier à la caméra de Olivier Meyrou. Caméra présente au plus près des visages mais pourtant discrète et respectueuse, recueillant le discours des proches qui, malgré l’indéfectible douleur, acceptent de reparler des faits, de les analyser mais aussi bien d’analyser leurs propres réactions et sentiments. On ne peut qu’admirer cette famille blessée mais unie, cette mère digne dans sa douleur, qui craint d’abord de se laisser aller à la vengeance pour ensuite chercher à comprendre ceux qui lui ont ravi son fils, cette sœur qui demande simplement que justice soit faite. C’est d’ailleurs sa voix que l’on entend en hors champ, tandis qu’à l’image de longs plans fixes montrent un coin du parc, un banc, un sentier, banals lieux pour un terrible crime. Toute la force du film est là, quand aussi, à intervalles plus ou moins longs, des silhouettes de joggeurs traversent l’espace, symboles de la vie qui passe et de la nature qui ne garde pas trace. Et les larmes ne sont pas loin, à écouter à la fin cette lettre que les parents adressent aux coupables jugés et emprisonnés, leur souhaitant d’évoluer pour le mieux, et leur demandant d’établir avec eux une possible correspondance.
Lundi 30 novembre, la BU proposera “Les règles du jeu”, il est à souhaiter que nous soyons nombreux à découvrir de quelle façon les coachs d’un cabinet de placement prétendent enseigner à des jeunes, qui ont vingt ans mais pas de diplômes, comment se comporter et quel langage employer pour décrocher un emploi !
Janine Bailly
Fort-de-France, le 26 novembre 2015