— Par Yves-Léopold Monthieux —
De la dissidence au Bumidom, le révisionnisme à l’envers
Même pour les plus avertis, quel que soit son format, il y a toujours quelque chose à apprendre d’une intervention de Gilbert Pago, historien engagé à qui on peut faire crédit de son honnêteté et son effort de neutralité. En ce petit pays, cela s’appelle aussi avoir du courage. Lorsque ses amis communistes, PPM, rouge-vert-noir, maoïstes, ou même trotskystes lui reprochent de dire certaines choses, “mais c’est l’histoire !” », s’écrit l’ancien élève de l’anthropologue Jacques Soustelle, l’un des pères, gaulliste, du statut des départements d’Outre-Mer. “Tout historien a une opinion personnelle”, pourvu qu’il soit “objectif et honnête”, rappelle le co-leader du mouvement indépendantiste du Groupe Révolution Socialiste (GRS). N’est-ce pas cette aptitude à suivre cet étroit chemin de crête qui rend incontournable l’historien martiniquais ? Qu’ils me pardonnent ce compagnonnage, j’ai retrouvé ce sens de la nuance qui n’est pas toujours bien compris chez Raphaël Confiant au cours d’une soirée littéraire consacrée à Frantz Fanon. L’assistance n’était pas enthousiaste, qui n’était pas venue ratiociner ses louanges à l’égard de l’homme de Peau noire masques blancs.
J’ai retenu du récent entretien que Gilbert Pago a accordé à Barbara Jean-Elie sur via-ATV, à propos de la Dissidence comme la validation d’une opinion qui ne m’a pas quitté : l’histoire de la dissidence et de l’amiral Robert a été volontairement ignorée par les clercs. Il s’agit d’une ignorance militante, destinée à cacher cette histoire, comme si tout épisode historique qui n’est pas de résistance à l’égard du colonisateur n’est pas digne d’être retenue. C’est un peu écrire le contraire du réel, faire du révisionnisme à l’envers, en quelque sorte. Cependant, jamais peut-être l’engagement civique martiniquais n’avait été expérimenté avec une telle évidence. En effet, l’oubli d’un événement aussi important que la Dissidence participe de cette chape anticolonialiste qui recouvre la période post esclavagiste. Dès 2006, j’avais essayé modestement de décrire le phénomène que j’ai résumé plus tard par l’expression “une histoire à côté de l’histoire”.
Grâce au film d’Euzhan Palcy paru en 1983, Parcours des dissidents, la dissidence s’est échappée du couvercle de l’histoire anticolonialiste. La cinéaste a sorti de l’oubli une page importante de notre histoire contemporaine. Tandis que, encore exposé aux vents contraires, le travail esquissé par le militant Camille Chauvet n’avait qu’à peine fuité. Aussi, dans mon article paru en février 2006, Euzhan Palcy … au secours de l’Histoire martiniquaise, j’écrivais : « C’est un truisme d’affirmer que l’histoire contemporaine martiniquaise a été effacée pour ne pas gêner celle de la période coloniale esclavagiste. Tout au plus en a-t-on sélectionné quelques épisodes, en les inscrivant dans le sens de l’histoire coloniale. » (…)
Enfin, le livre de l’historien Gilbert Pago An tan Robè est venu dissiper un peu plus l’épais nuage de l’idéologie enveloppante, pour ne pas dire totalitaire. Selon lui, les Martiniquais ont développé de vraies valeurs de résistants. Mais les jeunes gens nés après la guerre « ne regardaient pas avec une grande sympathie les hommes qui était allés se battre pour la France ». Pourquoi ne pas se battre plutôt pour la Martinique », se disaient ces étudiants encartés, dispensés du service militaire et qui n’iront se battre nulle part. Quand enfin l’évidence des valeurs de la dissidence a été démontrée, ces intellectuels ont alors affirmé sur les ondes que « les dissidents martiniquais n’étaient pas allés défendre la France, mais se battre pour la démocratie ». Ainsi, la traitrise se transformant en héroïsme, l’accusation s’inversait en louanges de plus à verser aux carnets d’un Frantz Fanon et d’un Marcel Manville volant au secours de la démocratie ! « Pendant longtemps, poursuit Gilbert Pago, ce combat contre le fascisme, le racisme … avait été mal compris, …minimisé ». L’historien conclut : « lorsqu’on se replonge dans l’histoire et qu’on voit les actions qui ont été menées en Martinique, qu’une manifestation de 3 jours a obligé l’Amiral Robert à partir après avoir libéré des prisonniers dont l’ancien maire de Fort-de-France Victor Sévère et le résistant Emmanuel Rimbaud, il convient de prendre les choses avec plus de complexité ». Un euphémisme qui en dit long !
Cette chape anticolonialiste s’est renforcée après les incidents de décembre 1959, de sorte que toutes les décisions suivantes du pouvoir pouvant gêner l’ascension de cette idéologie ont été combattues bec et ongles. Nonobstant sa part militante, je ne suis pas sûr que Gilbert Pago me contredirait. On le sait, le BUMIDOM en a été la victime collatérale. Alors qu’à partir des années 1970 d’anciens dissidents s’étaient mis debout pour demander la juste reconnaissance de leur expérience, on peut s’étonner qu’aucun comportement analogue n’émane des Antillais ou des Réunionnais de France. Lesquels, apparemment “krazé” par la réputation qu’on les fait porter, se contentent de s’inscrire étroitement dans les habits victimaires qu’on leur a fabriqués. Raphaël Confiant reproche aux populations d’Outre-mer issues du BUMIDOM de ne pas avoir suscité en leur sein de personnalités de haut rang, politiques et intellectuels, alors que plusieurs ministres et grands directeurs ont pu émerger de l’immigration venant d’Afrique ou d’Asie.
Ainsi donc, les immigrés protégés par leur nationalité française ne paraissent pas préoccupés de défendre leur honneur, s’accommodant de l’image de déportés et de prostitués qu’on leur a collée à la peau, espérant qu’il suffit peut-être de faire porter le chapeau par l’Etat français, en grand esclavagiste. C’est ainsi que dans ce qui ressemble à une campagne victimaire, un documentaire programmé ce mardi sur Martinique-la-1ère s’intitule De l’exil à la prostitution. En revanche, les nombreuses réussites de Bumidomiens et de leurs enfants n’ont jamais retenu l’attention des caméras. De même qu’au cours d’un demi-siècle de dénigrement, il n’y a jamais eu de vrai débat contradictoire sur le BUMIDOM.
Fort-de-France, le 13 mai 2024
Yves-Léopold Monthieux