— Par Yves-Léopold Monthieux —
Si l’expression latine panem et circenses (du pain et des jeux) traverse toutes les générations de politiciens, nos princes martiniquais y ajoutent un troisième artifice amenant le peuple à accepter leurs décisions et leurs manquements, ou à s’y résigner : la magie des mots. A cet égard, est-ce une réminiscence de l’arbre à palabres de nos ancêtres africains ? Et est-il trop audacieux de considérer comme prémonitoire le vocable souvent incompris de Négritude ?
En effet, pour faire oublier le réel et le quotidien des Martiniquais, il n’y a pas mieux que le recours à la sémantique qui n’est pas avare de formules à jeter en pâture, dont on sait rarement ce qu’ils recouvrent. Qui donnent dans l’incantation et qui disent l’inverse de la réalité. Avant-hier c’était l’autonomie, le moratoire, entre autres. Hier issue de la nébuleuse constitutionnelle des articles 73 et 74, ce fut la fumeuse “troisième voie”. Voilà qu’aujourd’hui est livrée à la cantonade, l’idée d’une rupture, qui voudrait dire rupture pour certains, mais qui, pour d’autres, ne serait pas rupture mais autonomie, entendue comme le pouvoir de dire m… à la France, à son pouvoir régalien, sa police et sa justice. Le vocable rupture qui devrait connaître le même sort que les autres est invité à occuper les esprits et faire oublier que jamais la Martinique n’a été dans un tel état de déliquescence matérielle et morale : politique.
C’est ainsi que dans la sphère politique martiniquaise tout est devenu son contraire. Par indépendantiste il faut entendre défenseur de la continuité territoriale. L’anti assimilationniste ombrageux est en vérité un assimilationniste gourmand. En rhétorique cette perversion relève d’une figure de style qui consiste à décrire une situation diamétralement opposée à la situation réelle (L’art de ne pas dire – Clément Victorovitch – Seuil). Elle porte un nom abscons, anticatastase (anti = contre, catastase = réalité). Cette inversion de la réalité est inséparable de l’histoire de la Martinique qui a pu m’inspirer l’expression “une histoire à côté de l’histoire”. Mais en réalité c’est plutôt une histoire contre l’histoire.
C’est ainsi qu’à Chalvet, qui sera prochainement commémoré, la parole s’est moquée de l’écrit. Le rapport d’autopsie du cadavre de Marie-Louise s’est envolé, au propre et au figuré. Il attestait que le jeune homme avait été victime de mort naturelle. N’est demeurée que la parole verbale de la doxa pour le coup inscrite dans le marbre car les auteurs du document, les docteurs Pierre Aliker, Guy Sobesky et Perronnette aujourd’hui disparus, n’ont pas été entendus par les historiens. Entre la froide description et le verbe romancé, le verbe a été dicté à l’histoire. Dans la même veine rhétorique contradictoire, notons que la mise au pilon de leur production n’a pas nui à l’aura de deux de ces médecins, militants progressistes.
C’est ainsi également que l’ardeur militante a obtenu que des faits marquants de décembre 1959 ont été ignorés et remplacés par la littérature romancée, dite “décembriste”. De sorte qu’après 65 années de fausses allégations officielles sur les ondes, un jeune journaliste politique a pu s’étonner d’apprendre que la mort des trois jeunes gens tués lors des incidents n’était finalement pas le fait des CRS.
C’est ainsi que depuis 1946 la parole politique s’est figée autour de l’existence d’un “père” martiniquais de la départementalisation en Outre-Mer, oubliant qu’il s’est agi d’une décision de géopolitique anti américaine du gouvernement français. Les planètes étant alors alignées, l’espérance séculaire des vieilles colonies fut satisfaite. Cet effet d’aubaine avait coûté à l’anti assimilationniste Aimé Césaire de pondre un discours ultra assimilationniste. « Subordonner, disait-il, l’application des lois dans les nouveaux départements à la demande de leur assemblée locale serait la négation de l’assimilation. Le principe de l’assimilation doit être la règle et la dérogation l’exception ». A-t-on connu, même à droite, de protestation d’assimilationnisme plus éclatante ? Sauf peut-être la déclaration du sénateur gaulliste Edmond Valcin, qui avait dit préférer vivre dans une France communiste que dans une Martinique indépendante. Pris en défaut ailleurs par un contradicteur, Aimé Césaire avait répliqué qu’”il est dans la nature des poètes de créer des mythes, et il revient à la critique de faire son travail”. Il aurait sans doute apprécié les présentes observations.
C’est ainsi qu’entre 1962 et 1982 la fable de la baisse de la population s’était jouée de la réalité des chiffres de l’INSEE, qui s’était laissé faire. Car, à l’inverse, c’est d’une augmentation qu’il s’est agi, plus de 56 000 habitants de plus au cours de ces 20 ans, soit en moyenne environ 2 500 par an, compte tenu du départ d’un millier en métropole. L’objectif politique auquel s’est prêté l’intelligentsia visait à assombrir la période la plus prospère jamais connue de la Martinique, et reporter sur cette période la responsabilité de leurs échecs.
C’est ainsi que la fameuse expression de Césaire, “génocide par substitution”, a été affectée à des causes étrangères à la vérité. Chacun peut le vérifier dans les registres de l’Assemblée nationale et dans l’ouvrage paru en 2007, Contrechroniques de la vie politique martiniquaise. Le verbe, qui ignore la vérité de Césaire, est devenu la parole de l’historien.
C’est ainsi que déjà en 1848, ignorant le décret du 27 avril du gouvernement français, valable cependant pour toutes les “terres françaises”, la Martinique, à l’inverse, faisait du 22 mai la date décisive de l’abolition de l’esclavage. Contre l’évidence, d’après le Père des historiens martiniquais, Armand Nicolas, les esclaves martiniquais auraient arraché leur libération par “leurs seuls moyens”. Au nom d’on ne sait quelle spécificité martiniquaise, à faire pâlir les autres vieilles colonies. Merci pour leurs esclaves.
Pour en finir, ce Trou noir. Ce trou noir de l’Histoire martiniquaise. Cette omission d’une grande violence correspondant aux années 1960-1970, commencées avec décembre 1959 et terminées avec le plébiscite du président Giscard d’Estaing, en 1981. Un “oubli” violent méticuleusement entretenu par la presse, les clercs et les historiens, et à propos duquel ne s’exprime ni le verbe ni l’écrit. Les écrits ne se sont pas envolés, ils n’ont pas existé : cette histoire n’est pas écrite. Tandis que la parole, muette, n’est pas prononcée non plus. A entendre ce silence totalitaire, il ne se serait rien passé en Martinique pendant cette période, à l’exception d’évènements ne mettant en scène que des accrochages politiques et sociaux, sachant que ceux-ci sont indissociables des sociétés qui bougent. Par exemple, les récurrentes grèves annuelles du bâtiment sont la confirmation de l’existence d’un secteur en marche. Cette omission, cet “oubli”, ce “mépris de la vérité”, ce “trou noir” est d’autant plus préoccupant que ces deux décennies (1960 et 1970) ont été sans conteste les années où, depuis l’abolition de l’esclavage, la Martinique et les Martiniquais ont connu les plus grands progrès matériels et humains. Les traces encore vivantes et les conséquences sur l’évolution de la population témoignent de l’évidence d’une intense activité, qui n’est enseignée ni au lycée ni à l’université et encore moins dans les partis politiques. Des traces et des résultats qui, au prisme du totalitarisme intellectuel martiniquais, s’appellent tout simplement néant.
C’est ainsi donc qu’il convient donc d’appliquer au personnel politique martiniquais les conclusions du politologue Clément Victorovitch, spécialiste de la rhétorique, dans ouvrage voir plus haut. Pour ce dernier, les responsables politiques ont un “authentique mépris du vrai”. “Ils savent qu’en proférant de tels éléments de désinformation qu’ils vont être instantanément réfutés. Mais peu leur importe : ils savent que la contradiction, aussi violente soit-elle, ne sera pas en mesure de leur nuire”. On ne peut pas dire plus vrai pour la Martinique lorsqu’on sait que l’autonomiste Serge Letchimy a toujours voté contre l’autonomie, notamment le 10 janvier 2010, et qu’il est devenu président de la CTM. Que l’indépendantiste Alfred Marie-Jeanne n’avait jamais, du temps de sa splendeur, proposé un référendum sur l’indépendance. Voire, dans son dernier discours à l’Assemblée nationale, il avait avoué son mal à la France et à l’Europe.
Fort-de-France, le 11 janvier 2025
Yves-Léopold Monthieux