— Par Lina Sankari —
Une multitude d’enfants laissés sans protection par la pandémie tombent aux mains de trafiquants et d’un patronat décidé à combler ses pertes. Une véritable traite qui signe une régression historique.
Au bout du voyage, l’esclavage. Fin octobre, la police de l’État indien de l’Haryana (Nord) et la sécurité ferroviaire ont sorti 15 enfants d’un train à la gare d’Ambala. Partis du Pendjab voisin, les mineurs étaient conduits vers le lointain Bengale-Occidental. De manière probable, les trafiquants les destinaient à un travail à l’usine, à une vie de domestiques, de mendiants, d’ouvriers agricoles ou de prostitués. De telles arrestations ne sont pas rares : en août, la police du Bihar annonçait une opération similaire. « Tous les enfants secourus sont des garçons de moins de 10 ans, mais aucun document ne permet d’attester de leur âge exact », témoigne alors Sudhir Shukla, directeur de l’ONG ChildLine au quotidien « Hindustan Times ». Dans ces trains, tous sont accompagnés d’un prétendu oncle ou d’un « voisin ».
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Un recensement difficile
Depuis le strict confinement décrété dans la désorganisation la plus totale en mars 2020, qui a laissé des millions de familles sans moyens de subsistance, jusqu’à la deuxième vague du printemps particulièrement meurtrière en Inde, les enfants sont redevenus la proie des réseaux. S’ils étaient 350 000 avant l’apparition du virus, les orphelins sont aujourd’hui difficiles à recenser. Parti d’une bonne intention, le hashtag #covidorphans (orphelins du Covid) visait à leur venir en aide. Mais certains trafiquants se sont fait passer pour des candidats à l’adoption. Une situation qui a poussé le gouvernement à mettre en place un numéro d’urgence. La ministre des Femmes et du Développement de l’enfant Smriti Irani a ainsi exhorté au bon sens et à « ne pas partager de photos et de détails sur des enfants vulnérables, en situation de détresse ».
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Fermeture des écoles
À l’affût des ménages les plus fragiles, les réseaux prospèrent, confirme l’ONG Bachpan Bachao Andolan, qui assure avoir secouru plus de 8 500 enfants depuis le début de la crise sanitaire et contribué à l’arrestation de 266 employeurs. Alors que l’économie était déjà fragile avant le Covid-19, les entreprises indiennes entendent aujourd’hui combler leurs pertes financières en puisant dans une main-d’œuvre bon marché, ou remplacer les travailleurs rentrés au village. C’est le cas des orphelins retrouvés, mi-octobre, dans une usine de verres et d’assiettes à usage unique près de Hyderabad (Sud), qui travaillaient douze heures par jour et étaient détenus dans un hangar qui jouxte les locaux de la société.
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De son côté, l’industrie du textile a connu pire période. Raja M Shanmugam, président de l’Association des exportateurs de Tiruppur (Sud), considérée comme la capitale du tricot, en atteste : selon lui, les exportations devraient augmenter de 20 % sur l’exercice 2021-2022, pour atteindre 4,1 milliards de dollars « en raison d’une augmentation de la demande de vêtements décontractés dans le monde ». Pour survivre, certains travailleurs journaliers, qui ont perdu leur emploi durant la pandémie, ont parfois recours à des prêteurs privés qui s’engraissent grâce aux taux d’intérêt. Dans ce contexte, il n’est pas rare que les enfants soient mis à contribution pour honorer les dettes. Alors que les écoles restaient fermées, l’activité économique, elle, a redémarré, mettant à contribution les mineurs.
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Officiellement, la législation interdit le travail des enfants de moins de 14 ans, tout en leur permettant toutefois de participer à certaines tâches dans les entreprises familiales. Il y a dix ans, 10 millions d’enfants travaillaient en Inde. Difficile de mesurer l’évolution de cette tendance alors que les autorités n’ont délivré aucun chiffre depuis 2011.
Outre son poids économique, l’industrie du textile est influente politiquement. Ce qui ajoute à la réticence du gouvernement à agir contre cet esclavage des temps modernes.
L’Inde semble avoir tiré un trait sur les progrès, même minimes, de ces dernières années. Dans certaines régions, des ONG étaient parvenues à créer des Child Labour Free Zones (zones où le travail des enfants est interdit), comme c’était le cas à Budhpura (Nord), où l’ensemble des acteurs – patronat, enseignants et parents – ont été sensibilisés à l’importance de la scolarisation afin de sortir les mineurs des carrières de grès du Rajasthan. À Tiruppur, où les enfants étaient légion dans les ateliers bruyants et mal sécurisés, l’association Child Rights Protection Forum vérifiait, avant la pandémie, « maison après maison, qu’aucun enfant ne travaillait », relate Kala Devi, membre de l’association, qui assure que 3 000 foyers avaient ainsi été inspectés. Trois ans de travail partis en fumée.
Inspections compliquées par la crise
Certaines ONG considèrent même que le pays a désormais reculé de vingt ans en matière de travail des enfants. Selon l’ONG Save the Children, les États du nord de l’Inde regroupaient déjà en 2016 plus de la moitié de la population globale des enfants qui travaillent. Mais, aujourd’hui, les restrictions sanitaires compliquent les inspections. D’autant que, en plus de son poids économique, l’industrie du textile est influente politiquement. Selon C. Nambi, fondateur du Centre pour l’éducation sociale et le développement, « cela ajoute à la réticence du gouvernement à agir » contre ces esclavagistes des temps modernes.
En l’absence de volonté politique, la police hésite à répertorier ces cas comme relevant de la traite des enfants. Lors des perquisitions ordonnées par la justice, des infractions sont parfois enregistrées, comme des négligences entraînant la propagation du virus ou un non-respect des règles de quarantaine. Bien loin des réalités de la traite en cours.
Source : L’humanité