— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
Tribune
Comment qualifier les stratégies des syndicats du crédit agricole face à la volonté de la direction du crédit agricole de supprimer les 40% pour les nouveaux embauchés ?… Quelle est la représentativité des différents acteurs ?… Quels sont les traits marquants de la contestation ?… Pourquoi la caisse du crédit agricole de la Martinique est délibérément hors du champ du conflit et demeure dans l’expectative ?
A mon avis, il n’est pas pertinent de réduire un mouvement social comme celui-ci à un seul facteur tel celui des 40%,même si il s’agit d’un élément relativement important au vu de ce que nous apprennent l’histoire et la sociologie actuelle sur l’analyse des faits sociaux en Guadeloupe et Martinique. Depuis le mouvement social de 2009, il convient à notre sens de replacer les mouvements sociaux actuels dans un contexte social plus profond, celui de l’accélération de la mutation du travail en Guadeloupe. Aujourd’hui, avec un taux de chômage des jeunes de près de 60% en Guadeloupe, le travail reste une question centrale qui mobilise une société entière, qui dit des choses sur ce qu’est cette société qui dérive de plus en plus vers la violence. Ainsi, les mouvements sociaux sont des révélateurs des rapports sociaux. Il faut tenir compte du contexte économique et social plus général qui préside en France hexagonale. La numérisation ou digitalisation de l’économie qui est d’ores et déjà en marche en France hexagonale est porteuse d’un risque de déstabilisation des grands équilibres économiques, sociaux et géographiques de la société guadeloupéenne et plus encore Martiniquaise. La révolution numérique bousculera l’économie de la Guadeloupe et de la Martinique à travers le risque qui pèse sur le secteur bancaire, car voilà qu’une nouvelle aventure économique se présente, celle de l’économie dématérialisée, et je pense sans risque d’ être contredit que des milliers d’emplois sont menacés à bref délai.
Le principal enjeu aujourd’hui pour rester dans la course est d’être capable d’anticiper un changement de modèle économique et social pour la Guadeloupe et la Martinique. C’est cette longueur d’avance qui permettra de mieux gérer les conséquences du numérique sur l’emploi et l’organisation de l’économie, en faisant notamment des diagnostics des transformations possibles de la société. En Guadeloupe, la majorité des entreprises reste encore à l’écart de cette digitalisation de l’économie. Si on prend l’exemple du commerce en ligne, une très faible proportion des entreprises exerçant en Guadeloupe s’y est convertie. Cela contraste avec les particuliers, qui ont déjà intégré ce mode d’achat. Aujourd’hui, le numérique affecte l’activité d’une entreprise à toutes les étapes. Il permet d’en améliorer les processus, et la productivité,mais constitue un danger pour l’emploi. L’extension des possibilités d’automatisation remettra notamment en question la place de l’homme guadeloupéen dans les processus de création de valeur, y compris sur l’aspect décisionnel ( cf le transfert en France des infrastructures informatiques qui sont le véritable coeur du pouvoir opérationnel dans les banques ).
Il n’y a pas d’hommes et de femmes, de classes ou de races, hors de leurs relations sociales et de la façon dont ces relations sociales sont entendues par les organisations syndicales. Souligner que le combat syndical participe pour partie de l’identité de l’homme guadeloupéen depuis un siècle n’est pas la même chose que demander comment les rapports de force sont employés aujourd’hui pour identifier et situer le guadeloupéen dans des relations spécifiques du travail désormais en mutation entre employeurs et salariés. Il faut donc questionner ce que les rapports de force de la lutte syndicale signifient dans les contextes historiques ou géographiques où nous les rencontrons, sans croire que nous savons déjà qui et ce qu’ils sont. Vent debout contre le patronat, le syndicat reste fidèle à la stratégie qui est la sienne depuis sa création : être une force d’opposition plus que de proposition. En mettant en avant le rapport de forces et en privilégiant la contestation plus que la proposition, le mouvement syndical en Guadeloupe se veut fidèle au message des pères fondateurs du syndicalisme à savoir l’action anarcho-syndicaliste, pratiquant une rupture avec le capitalisme colonialiste, mais sans directive ou convergence avec un parti politique. La radicalité sociale que nous vivons, exception dans une économie mondialisée, n’est pas un phénomène nouveau dans ses principes en Guadeloupe. Elle est la résurgence, avec les mots et les techniques, d’un vieux fond syndical et politique révolutionnaire mâtiné de nationalisme et de culturalisme qui prend racine à la naissance même du mouvement syndical, au début du XXème siècle.
Penser autrement le rapport de force social en Guadeloupe/Martinique à travers l’exemple du Crédit Agricole !
Le conflit actuel au crédit agricole, c’est un conflit qui a une temporalité assez étonnante. On a, dans un premier temps, une forte implication des salariés (97% de salariés grévistes et 99% d’agences fermées ) ; puis une direction qui n’a pas à ce jour l’intention de revoir sa copie en dépit de 20 jours de grève ; ensuite, les syndicats du crédit agricole se distinguent en se mettant massivement en grève non pour des revendications salariales propres aux salariés actuels mais pour les nouveaux embauchés à la banque. Tous ces éléments ne sont déjà pas habituels, avec en plus un conflit qui se radicalise avec le soutien affiché de la quasi intégralité du mouvement syndical de la Guadeloupe toutes branches confondues. C’était différent en 2009 contre la vie chère ou là le soutien venait pour l’essentiel de l’ensemble de la population guadeloupéenne.
Globalement, avec la question sensible des 40% de vie chère, la radicalisation du conflit doit être comprise dans un contexte plus large que le désaveu d’une direction de banque et de sa politique, qui ne correspondrait pas aux attentes des salariés. Donc la mobilisation syndicale actuelle cristallise un autre mécontentement. Elle permet aux syndicats les plus contestataires, de renforcer leur légitimité dans la défense des travailleurs confrontés à la perte des acquis sociaux. De fait, la mobilisation des travailleurs et la grève des secteurs stratégiques (essence, électricité, transports, etc. ) peuvent rencontrer un soutien plus large de la population. Cependant, il ne faut pas interpréter cela uniquement en termes de stratégie syndicale. Cette affirmation de radicalité peut être aussi lue comme l’expression d’un désaveu de la classe politique à quelques exceptions près. Cela traduit le profond désarroi du politique vis-à-vis du social, en dépit de la volonté du politique d’oeuvrer pour l’égalité réelle ( n’y a-t-il pas similitude avec l’action du crédit agricole, sachant que les stratégies de restructuration du privé sont reprises par le public ? ). Le militantisme syndical est de plus en plus influencé par les nouvelles pratiques sociales : individualisation, réseaux sociaux, etc.. . On met parfois en avant les nouvelles formes de militantisme et d’actions (pétitions, blocages de sites ou de routes,manifestations de rue, etc. ) qui tendraient à faire disparaître les anciennes formes. Pour nous, c’est une lecture superficielle des événements actuels. Les outils technologiques sont des instruments, mais ils ne modifient pas en profondeur, pour l’instant, les répertoires d’action. On voit au crédit agricole que l’essentiel de la mobilisation continue à se jouer dans la grève et la manifestation de rue. Les réseaux sociaux jouent un rôle dans la communication, mais en Guadeloupe, Internet ne constitue pas l’espace où se jouent les rapports de force.
En France, c’est la loi qui a été une condition essentielle du progrès social. En Guadeloupe, c’est l’action syndicale qui a été déterminante dans l’amélioration des conditions de vie et de travail des guadeloupéens.
Nés dans la clandestinité et la répression, nos syndicats sont historiquement plus enclins à la révolte qu’à la négociation. Inverser une telle habitude ne sera pas chose aisée. Et pourtant, il va falloir que les choses changent car il en va de la survie et de la crédibilité du mouvement syndical en Guadeloupe. L’exemple du conflit au crédit agricole sera particulièrement édifiant dans les jours qui viennent, car tout le monde s’interroge sur l’issue de ce mouvement de grève. La direction du crédit agricole va -t- elle céder ? Si oui dans quelles conditions et quid de la question du paiement des jours de grève qui ne manquera pas de se poser avec acuité ?
Si la direction du crédit agricole finit par lâcher du lest et enterrer ainsi sa tentative de supprimer les 40% de vie chère, quels seront les conséquences inévitables à nos yeux sur le futur de la banque ( pertes financières inhérentes à la grève et prétexte à une restructuration autrement plus douloureuse pour les salariés : on lâche d’une main et on reprend la mise intégrale de l’autre +bonus ?
Le verrou des 40% de vie chère peut t-il sauter au crédit agricole et faire ainsi tâche d’huile sur les autres secteurs du privé et du public ?
Pourquoi seule la caisse du crédit agricole de Guadeloupe s’est engagée fleur au fusil sur le terrain des 40%, alors que l’on sait que présentement l’organisation de toutes les caisses du crédit agricole des DOM dépend directement de la caisse nationale de Paris ?
Autant de questions qui illustrent les problèmes et les débats auxquels seront confrontées les salariés guadeloupéens dans un proche avenir. Autant de questions qui nous concernent directement, parce qu’elles sont la clé de notre existence sociale et de notre développement économique futur s’agissant de la remise en cause d’un tabou qui demeure le fondement du modèle économique et social actuel hérité de la départementalisation.
En fait,sans nous en rendre compte, nous sommes en train de vivre une période de crise voire de césure au sein d’une société guadeloupéenne en mutation accélérée ou de nombreux codes vont changer sous la poussée du numérique qui bouleversera à terme le monde du travail. C’est en cela que la grève au crédit agricole n’est pas et ne peut être un simple conflit ordinaire du travail, mais un problème majeur pour la Guadeloupe et la Martinique!
Pour conclure, nous reprenons mot pour mot ce que nous avions écrit dans un article précédent à savoir qu’en vérité, Il faut sortir des idées fausses. On entend souvent dire que la France sera au rendez–vous quoiqu’il arrive ! C’était vrai, il y a encore peu mais actuellement avec la crise à venir en 2017 induite par le programme économique et social ultra-libéral de la droite en passe de gagner les élections présidentielles, ce postulat va s’avérer complètement obsolète. Or on sait que la consommation est le principal moteur de la croissance en Guadeloupe. L’endettement d’un ménage n’est pas toujours source de revenus futurs, surtout si cet endettement vise la consommation. Les dépenses de l’État à l’inverse peuvent être productives, elles sont une manière de soutenir l’économie, et elles sont sources de recettes futures. Il faut défendre la dépense publique en Guadeloupe et Martinique qui a des fondamentaux économiques différents de ceux de la France métropolitaine : elle soutient la demande, elle soutient les débouchés pour les entreprises. Les prestations sociales, par exemple, permettent aux ménages qui en bénéficient de continuer à consommer. En plus de contribuer à réduire les inégalités, cela stimule l’activité et la croissance économique.
L’austérité aura au contraire des effets pervers au sein de la société Antillaise et plus particulièrement pour les femmes. L’austérité mènera à une crise sociétale de grande ampleur. On comprend que le problème n’est pas d’abord économique mais politique. La population n’est pas prête à faire les efforts. Et la raison est évidente : la société est devenue individualiste, cet égoïsme et ce corporatisme poussé qui bloque l’économie toute entière, et dont chacun d’entre nous est responsable …! Comment s’extirper de ce paradoxe ? Nous refusons la posture de l’observateur désabusé qui assistera passivement à l’effondrement de la société du fait d’un néo-libéralisme ravageur, avec l’espoir très réduit que des alternatives émergeront peut-être spontanément du chaos de la destruction créatrice de l’économiste Schumpeter. Il est encore temps de réagir et l’heure de l’engagement de la société civile devra bientôt sonner pour éviter la chronique d’un désastre annoncé !
Jean- Marie Nol, Économiste financier