— Par Yves Raibaud et Sylvie Ayral —
Quelque chose ne tourne pas rond chez les garçons. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : au collège, ils représentent 80 % des élèves sanctionnés tous motifs confondus, 92 % des élèves sanctionnés pour des actes relevant d’atteinte aux biens et aux personnes, ou encore 86 % des élèves des dispositifs Relais qui accueillent les jeunes entrés dans un processus de rejet de l’institution scolaire. Tous ces garçons ont-ils des problèmes, des troubles du comportement et/ou de l’apprentissage ? Eh bien non, loin s’en faut. Des travaux récents1 montrent que leurs transgressions et leurs difficultés scolaires sont, le plus souvent et quelque soit leur milieu social d’origine, des conduites liées à la construction même de leur identité masculine.
L’injonction sociale à la virilité
Très jeunes et surtout pendant les années de collège, période où la puberté vient sexuer toutes les relations, les garçons se retrouvent en effet pris entre deux systèmes normatifs. Le premier, véhiculé par l’école, prône les valeurs de calme, de sagesse, de travail, d’obéissance, de discrétion, vertus traditionnellement associées à la féminité. Le deuxième, relayé par la communauté des pairs et la société civile, valorise les comportements virils et encourage les garçons à tout le contraire : enfreindre les règles, se montrer insolents, jouer les fumistes, monopoliser l’attention, l’espace, faire usage de leur force physique, s’afficher comme sexuellement dominants… Le but est de se démarquer hiérarchiquement et à n’importe quel prix de tout ce qui est assimilé au « féminin », y compris à l’intérieur de la catégorie « garçons », quitte à instrumentaliser l’orientation scolaire, l’appareil disciplinaire ou même la relation pédagogique (qui, ne l’oublions pas, est une relation sexuée). Cette injonction paradoxale traduit celle de nos sociétés contemporaines qui acceptent la coexistence du principe d’égalité entre les femmes et les hommes et d’une réalité fondée sur l’inégalité réelle entre les sexes, dans tous les champs du social.
Ainsi le problème n’est pas de « sauver » les garçons, ni de lutter pour l’égalité entre les filles et les garçons, ni même de combattre une homophobie qui structure leur construction identitaire. Le problème est d’en finir avec la fabrique des garçons. D’explorer la manière dont familles, école et société projettent sur les « petits mâles » des rêves, des désirs ou des fantasmes qui influent sur leur identité et leur carrière. De décrypter les situations qui permettent à ces enfants d’intégrer et d’expérimenter les mille et une ficelles du métier d’homme. Et de contrer enfin les mécanismes de séparation et de hiérarchisation des sexes à l’œuvre à l’école et dans les activités périscolaires. Tout ce qui encourage les enfants de sexe masculin à réprimer peu à peu leurs goûts personnels, leurs émotions, leurs affects, à rompre la relation à eux-même et à autrui.
Cette fabrique des garçons se prolonge hors de l’école. Dans un cadre que les enfants choisissent progressivement eux-mêmes et qui tend à la séparation des sexes, les activités périscolaires, culturelles et sportives participent fortement à la construction d’identités sexuées stéréotypées. La non-mixité des activités est particulièrement favorable aux garçons, qui bénéficient de près de 75 % des budgets publics destinés aux loisirs des jeunes ! Cela ne fait que renforcer une masculinité hégémonique qui se construit dans les « maisons des hommes » (stades, lieux de répétition des musiques et de cultures urbaines, terrains de sport, etc.), productrices de sexisme et d’homophobie. Le sport, parce qu’il désigne l’homme comme l’être le plus fort, apparaît comme un temple du masculin, même si la place des femmes, minoritaires, n’a cessé de progresser. Dans le monde de la culture, les pratiques des filles se heurtent à un plafond de verre : alors que, dans les écoles et conservatoires de théâtre, musique, danse et arts plastiques, elles sont les plus nombreuses, les garçons sont partout aux commandes dans les professions de l’art et de la culture. Seuls les vacances et les loisirs organisés semblent permettre une plus grande fluctuation des rôles de genre entre filles et garçons, même si les activités proposées par les animatrices et les animateurs reproduisent le plus souvent les stéréotypes de genre.
Repenser l’éducation des garçons
Alors comment en finir avec cette fabrique des garçons ? L’expérience récente le prouve : aborder la lutte contre les stéréotypes sexués à l’école sous le seul angle de la promotion des filles s’avère peu efficace. Combien de chartes, de conventions pour l’égalité entre les filles et les garçons ces dernières années ? Pour quels résultats ? C’est en envisageant globalement l’éducation des garçons, non en réplique aux acquis des filles mais en complémentarité, que les choses pourront évoluer. Faut-il cesser de favoriser des « maisons des hommes » productrices de masculinités hégémoniques ? Faut-il agir de façon volontariste pour éduquer à l’égalité filles-garçons à l’école, comme le proposait le programme ABCD de l’égalité ? Une troisième voie pourrait être, pour les professionnel(le)s de l’éducation, d’accepter l’abolition des certitudes et des évidences dans le domaine du genre et des sexualités. Cette proposition passe par une approche critique des pédagogies et des activités éducatives. Elle montre comment les « lunettes du genre » remettent en question de façon radicale un système d’éducation qui, sous couvert d’apprentissages de plus en plus techniques, perpétue des rapports sociaux de sexe toujours inégalitaires.
Sylvie AYRAL Professeure agrégée, docteure en sciences de l’éducation et Yves RAIBAUD Géographe, membre du laboratoire Aménagement développement, environnement, santé (Adess)
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Pour en finir avec la fabrique des garçons, vol. 1 et 2, Sylvie Ayral et Yves Raibaud (dir.), MSHA, 2014,