Le fait le plus marquant de la période, pour l’observateur avisé, c’est l’irruption dans le débat public, grâce aux médias sous pression des réseaux sociaux, de problématiques régressives jusque là marginales, portées par une nébuleuse rouge-vert-noir (1). La notion de « régression », telle que nous en usons ici, n’est pas réductible à son sens courant d’opposition au « progrès ». Si elle recouvre l’idée d’un retour en arrière, d’une certaine façon proche de la psychologie expérimentale et de la psychanalyse (2), elle réfère surtout ici à des tendances inquiétantes et à leur banalisation à la faveur du silence des politiques et de la capitulation des intellectuels. Nous en avons repéré deux, à notre avis, principales :
1. La dictature de la croyance
La dictature de la croyance telle qu’elle se présente aujourd’hui est à la jonction du narcissisme libéral (3), de la crise de la politique et de l’explosion des réseaux sociaux. Des réseaux sociaux qui fonctionnent toujours plus selon le faux postulat d’égalité en dignité et en vérité de toute parole : une corruption de la liberté d’expression et de la démocratie. Le défaut de filtre – résultant d’un affaiblissement de la vigilance critique par rapport aux contenus et d’une évaluation erronée de la représentativité des réseaux sociaux – a contribué largement à créer la confusion entre « savoir » et « croyance » et à renforcer l’emprise de cette dernière : les médias publics n’ont pas toujours été à la hauteur de leur mission d’information.
Nous entendons le mot « croyance » au sens du philosophe allemand Emmanuel KANT(1724-1804) (4). Il désigne ce qui, au contraire du « savoir », ne peut être objet d’expérience objective, c’est à dire de vérification ou de falsification. L’expression « dictature de la croyance » renvoie à une situation de violence et de chaos (5)entretenue, de sorte qu’il n’y ait plus de place dans l’espace public pour un savoir informé et raisonné. C’est en un mot le retour de l’inquisition où on traque toute position s’écartant du dogme qu’on veut imposer. On a vu ainsi dans des journaux télévisés des responsables de l’État et de la santé être « soumis à la question ». On a aussi été témoin du saccage hystérique de deux statues de V. SCHOELCHER au motif insensé qu’il était un esclavagiste. On a lu pareillement les inepties virales selon lesquelles le vaccin était la vraie cause de la contagion, et que les médecins européens avaient tués nos anciens et nos jeunes en les débranchant (6). On a aussi assisté à la séquence affligeante où 700 soignants syndiqués faisant valoir un « droit de retrait » sous des motifs discutables,pour ensuite dénoncer les dysfonctionnements et la fermeture de certains services. Et, ce n’est pas tout, pour reprocher à la direction du CHUM de faire appel à des remplaçants. L’activisme protestataire en contexte de dictature de la croyance se transformé en « fabrique »de relations sociales et de travail perverses.
Il faudrait s’interroger sur les vrais mobiles de ces insurgés,pour la plupart de la dernière heure, qui depuis un peu plus d’un an croient faire l’histoire par l’invocation de la tradition et par des rituels magico-religieux. (7) Ce qu’on peut dire avec certitude pour l’instant c’est qu’il s’agit d’une minorité disparate avec des ramifications agissantes dans des partis et dans des médias. Ce qu’on peut aussi affirmer c’est qu’il n’y a rien dans tout ce tumulte qui ressemble de près ou de loin à la recherche d’un « bien commun ». Ce qu’on peut enfin certifier c’est que la dictature de la croyance telle que nous la voyons à l’œuvre abolit la valeur de la vie : 692 décès depuis le début du COVID dont 428 entre le 9 juillet et le 7 septembre 2021…
2. La radicalisation de l’intolérance ethnique
Une des marques distinctive de cette radicalisation c’est cette suspicion permanente et à tout propos d’une intention de génocide, de « grand remplacement »(8). L’autre trait non moins important c’est le caractère haineux et inacceptable des allégations sur les réseaux sociaux.
La cause quant au fond de cette radicalisation n’est pas vraiment d’ordre identitaire ; combien même que le sentiment d’une menace de dilution, sous le mode de la mauvaise foi – du mensonge à soi-même – imprègne tout et tourne à l’obsession. Le motif est plus prosaïque. Il s’agit ni plus, ni moins, d’intérêts matériels et catégoriels. Les haïtiens (9) sont aujourd’hui particulièrement visés du fait de leur dynamisme entrepreneurial et de leur capacité actuelle d’investissement. Les cadres « métropolitains » (10), notamment de la fonction publique, le sont aussi depuis longtemps parce que perçu comme des concurrents avantagés. Les uns et les autres sont donc invités à rentrer chez eux Hic et nunc (sur-le-champ). La radicalisation de l’intolérance ethnique s’origine en définitive dans des groupes sociaux qui défendent leurs propres intérêts et l’argument identitaire est un levier pour créer l’illusion que ceux-ci sont des « biens communs ».
Le pire c’est le méta discours, le « discours sur » qui veut légitimer la « suspicion ». Le récent texte de MONCHOACHI intitulé « Nous habitons un corps »en est une bonne illustration. Empruntant des notions clefs du dispositif conceptuel du philosophe allemand Martin HEIDEGGER (1889-1976) : « Être », « habiter », « langue-parole », « souci » « demeure », « temps », « mort »… le penseur et poète martiniquais s’est attelé à donner à la « suspicion » un fondement ontologique, qui part donc d’une interrogation sur la signification du mot « Être »; une interrogation ramenée de fait à une exploration de « l’être martiniquais ». Lequel, selon l’auteur serait menacé par l’obligation vaccinale dont le corps est le principal objet. Or, de son point de vue,« être martiniquais c’est habiter son corps ». Un corps mémoire et territoire. C’est comme cela que nous l’avons compris. S’il en est bien ainsi, nous en déduisons que l’être martiniquais serait, quoiqu’en dise l’auteur, un être enclos. Martin HEIDEGGER ne dit pas autre chose (11). Et on peut penser, en dépit de l’abstraction de sa réflexion, que c’est de « l’être germain » qu’il s’agit. C’est l’ancien allemand et l’ancien saxon qu’il investigue, en effet, pour élucider le sens de « l’habiter » qui est un mode de l’existence humaine. Le raisonnement pour aller vite est le suivant : être c’est habiter, autrement dit s’ouvrir à la présence de ce qui est, or c’est la langue qui dit la présence. Il faut donc la questionner dans son état le plus ancien pour approfondir la signification de ce « mode d’être » propre à l’existence humaine et signifié par le mot « habiter ». Il aboutira à l’issue de ce cheminement la formule suivante : « habiter c’est rester enclos dans ce qui est parent » (Idem). L’habiter et donc l’être germanique serait ainsi défini comme « entre soi » «clôture »et« exclusion » des autres êtres vivants et de ceux qui ne sont pas « parents ». C’est là une traduction philosophique des égoïsmes sociaux et nationaux qui nourrissent les intolérances, la suspicion et la déprédation de notre environnement. C’est aussi une des marques des liens d’HEIDEGGER avec le national socialisme nazi.
Le défi à relever, en conclusion, c’est celui de la clarté contre l’obscurité dans laquelle certains veulent nous plonger durablement. Et sans doute faudrait-il pour sortir de l’impasse aller au delà des constats préalables exposés précédemment et interroger ce qui en est peut-être la matrice : notre rapport à la temporalité, autrement dit la manière dont nous articulons notre passé, notre présent et notre futur. L’hypothèse que nous soumettons au débat est que notre rapport à la temporalité est aujourd’hui comme dans l’hexagone de l’ordre du « présentisme ». Nous entendons ainsi une manière de penser et d’être où le présent est entravé par un passé surinvesti par la mémoire et où le futur cesse d’être un horizon de possible.
Le 5 /11/2021
Marie- Laurence DELOR
1. La base sociale de cette nébuleuse est une fraction des classes moyennes et de l’aristocratie populaire paupérisée et frustrée.
2.Voir le stade du miroir de LACAN, Communication faite au XVIè Congrès international de psychanalyse, à Zürich, le 17 juillet 1949.
3.voir notamment les développement sur la « névrose collective libérale » de Jean Claude LIAUDET,2007, « L’impasse narcissique du libéralisme » édit. Flammarion
4.voir Kant, Critique de la raison pure Critique de la raison pratique
5. Anna ARENDT parle de dissolution de la politique et de pré-politiquepour définir ce type de situation. Voirl’Essai sur la révolution,1963et Qu’est-ce que la politique, 1993.
6. Lu sur un réseau social spécialisé en insanités racistes : « Nous ne pouvons avoir confiance en des soignants qui n’ont pas hésité à débrancher nos anciens et des jeunes de 30 ans, ce que les nôtre n’auraient JAMAIS accepté, la famille s’est sacrée chez nous, nous ne l’oublions JAMAIS, SVP »
7.Voir Dany GESEL-GISLER et Laennec HURBON, 2000, « Culture et pouvoir dans la Caraïbe »
8.L’expression est d’Eric ZEMMOUR, une étoile montant de l’extrême droite en France hexagonale
9. Lu deux graffitis en très gros caractères récemment au niveau du Rond point et àSchoelcher« Haïtien tueur de Martiniquais. La min sal ».
10. Derrière ce qui pour certain est un anathème «les français » ce sont ces catégories qui sont en réalité visées.
11.Conférence de Darmstadt,1951 « L’homme et l’espace »
12. Voir François HARTOG,2003,« Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps »