— Par Selim Lander —
Formidable travail d’Angelin Preljocaj et de ses danseurs que ce ballet désormais complet, avec ses trois parties (1) enchaînées sans transition, qui circule dans le monde entier (2). L’idée de construire une pièce à partir de l’enregistrement d’une performance purement verbale de John Cage (intitulée par lui Empty Words) pouvait paraître osée au départ. Aucune musique mais seulement des mots tirés de la Désobéissance civile de Thoreau, rares, hachés, souvent indistincts, entrecoupés de silences et d’onomatopées diverses. Autant dire que le public du Teatro Lirico de Milan auquel il fut donné de découvrir cette création pour le moins provocatrice, en 1977, manifesta son indignation, le premier moment de stupeur passé, d’abord par des applaudissements censés indiquer à l’artiste qu’il était temps pour lui de conclure, puis par des apostrophes variées, dont de longues tirades en italien, et quelques invectives plus brèves en anglais (« you are very stupid ! »).
Il en est résulté une bande son qui serait d’un ennui mortel si l’on devait seulement l’écouter mais qui se révèle un support parfaitement adéquat au projet d’A. Preljocaj qui n’était pas de créer un nouveau ballet à proprement parler mais de faire émerger des figures, le plus souvent abstraites, des interactions entre quatre danseurs, deux femmes et deux hommes. Après un début un peu laborieux qui s’apparente plutôt à un échauffement, les danseurs entrent dans le vif du sujet. Le chorégraphe parle à propos de cette pièce de construction et de déconstruction. C’est bien de cela qu’il s’agit en effet mais il ne faut pas se laisser égarer par des mots – exercice de style, abstraction, déconstruction – susceptibles de laisser croire que l’on serait confronté à une tentative purement cérébrale ou théorique. Il y a de cela en effet mais l’impression convoyée par la pièce n’est pas celle-là. La somme des figures décousues ne constitue pas un spectacle décousu et l’on ne s’ennuie jamais. On est captivé au contraire par la diversité (impossible de prévoir ce qui va arriver, comment une figure se dénouera, qu’est-ce qui lui succèdera, peut-être rien, une pause pour reprendre son souffle), séduit par l’humour et, parfois, pris par l’émotion, comme lorsqu’une danseuse, inversant les rôles, fait boire le danseur qui la porte dans ses bras : un bébé qui donne le biberon !
Les corps se touchent, s’emmêlent, se nouent et se dénouent, des corps objets, poupées de chiffon ou pantins, des corps élastiques qui soudain se figent. Il y a un érotisme sous-jacent dans ces corps-à-corps plus souvent brutaux que tendres. Les danseurs ne quittent jamais le plateau pendant une heure quarante d’une chorégraphie aussi physique que complexe à interpréter, ne serait-ce que parce qu’elle n’est pas portée par une musique. Or ils sont à peu près parfaits de bout en bout, même dans les dernières minutes où on les sent épuisés (mais ils ont encore le courage d’en jouer).
Au Pavillon Noir d’Aix-en-Provence du 14 au 18 octobre 2014.
(1) Partie I, 2004 ; Partie II, 2007 ; Partie III, 2014.
(2) Dans plusieurs distributions différentes.